Défense : la boussole stratégique de l’UE a-t-elle d’ores et déjà perdu le nord ?

Par Le groupe de réflexions Mars (*)  |   |  2070  mots
Cette « boussole » est-elle morale, après que l'Occident en général et l'Europe en particulier semble avoir « perdu le Nord » à force de lâcheté après les désastres stratégiques en Syrie et en Crimée ? Mais on est lâche quand on se sent faible, quand on manque de moyens, de capacités ; renforçons-nous, et le courage reviendra ! (Le groupe de réflexions Mars) (Crédits : Reuters)
La « boussole stratégique » est-elle ambitieuse ? "Rien n'est moins sûr (...). Car rien ne remplace la volonté de faire. Or elle est aujourd'hui absente. Dès lors, à quoi bon communiquer sur un échec annoncé ?", selon le groupe de réflexions Mars.

La France prendra dans neuf mois la présidence du Conseil de l'Union européenne, pour la première fois depuis 2008. Dans une Europe à 28, son tour revient tous les 14 ans, c'est arithmétique ! Depuis l'été 2008, le monde a changé : la Russie a renforcé considérablement ses moyens militaires d'après les leçons apprises du conflit russo-géorgien ; la Chine de Xi n'est plus le panda sympathique des JO de Pékin ; la France s'est retirée d'Afghanistan pour s'engager durablement au Sahel ; la Turquie est devenue un allié pour le moins incertain ; l'échec des printemps arabes a favorisé le djihadisme et exacerbé l'affrontement entre sunnisme et chiisme ; l'espace extra-atmosphérique et cybernétique sont devenus de nouveaux lieux de confrontation ; la menace NRBC est devenue une réalité tangible, etc., etc. Tout cela a contribué à ce que l'Europe prenne conscience de ses vulnérabilités.

Au-delà de la liste des menaces, les États membres de l'UE sont-ils capables de s'entendre sur un « dénominateur commun des intérêts partagés ». ? Telle est l'une des ambitions de la présidence française de l'Union européenne (PFUE) du premier semestre 2022, dont la capacité d'action risque cependant d'être bridée par les élections présidentielle et législative du printemps. La ministre des Armées a annoncé aux députés de la commission de la défense que l'une des priorités de la PFUE serait de « faire franchir à l'Europe de la défense une nouvelle étape, tout en valorisant l'acquis de la période précédente ». Au-delà des bons mots, en quoi peut consister cette « nouvelle ambition » ?

Une boussole stratégique en retrait

En matière de défense, la Commission Junker a légué à l'UE une nouvelle dynamique et un certain nombre de dispositifs qu'il reste à la Commission von der Leyen et au Conseil (représentant les États) à mettre en œuvre : facilité européenne pour la paix (FEP), fonds européen de la défense (FEDef), coopération structurée permanente (CSP)... Afin de mettre de l'ordre dans cette « boîte à outils », la « boussole stratégique », initiative lancée en 2020 sous la présidence allemande et prévue de déboucher sous la PFUE, devra introduire de la cohérence dans ces initiatives dispersées. Il s'agira d'abord, d'après Florence Parly, d'une « analyse des menaces et des vulnérabilités de l'UE, que nous menons pour que l'Union européenne soit capable d'agir, à l'horizon 2030, dans quatre domaines clé : la gestion de crise ; la résilience ; le capacitaire et les partenariats ».

L'observateur averti notera que la prétendue « ambition nouvelle » n'a rien de bien nouveau. Cela paraît même très en-dessous des tâches de Petersberg, définies en 1992, et même de la notion de « forces militaires crédibles » pour l'UE lancée en 1998 au sommet franco-britannique de Saint-Malo, véritable matrice de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD). En 1999, le Conseil européen d'Helsinki retenait comme « headline goal » la capacité de déployer 60.000 hommes en 60 jours pour une durée d'un an. La même année, au sommet anniversaire de l'OTAN à Washington étaient adoptés les accords dits « Berlin plus » permettant, lorsque l'Alliance n'est pas engagée, la mise à disposition de l'UE de moyens et capacités de l'OTAN.

La « boussole stratégique » aura-t-elle ce niveau d'ambition ? Rien n'est moins sûr et la définition des menaces, voire d'intérêt communs, n'y changera rien. Car rien ne remplace la volonté de faire. Or elle est aujourd'hui absente. Dès lors, à quoi bon communiquer sur un échec annoncé ?

Défense : Paris perd les arbitrages

Les initiatives de la Commission Junker ont difficilement survécu depuis l'arrivée de la Commission Von Der Leyen en 2019. Le projet de « mobilité militaire », emblématique de la coopération avec l'OTAN, est laminé. Le budget pluriannuel alloué au FEDef a fait les frais des arbitrages finaux pour la période 2021-2027, avec une enveloppe budgétaire chutant de 13 à 8 milliards d'euros courants sur la période (soit un milliard par an). La défense est absente du plan de relance de 750 milliards d'euros. La CSP est finalement ouverte aux « pays tiers » (comprendre, les Etats-Unis), de même, vraisemblablement, que le FEDef, ce qui permettra au contribuable européen de financer la recherche américaine. Sur tous ces dossiers, Paris a perdu les négociations faute de soutien de Berlin et donc d'avoir su intégrer les rapports de force permettant la recherche d'un intérêt commun.

Le « couple franco-allemand » n'existe en effet que du point de vue de Paris. Pour Berlin, Paris est un partenaire parmi d'autres en matière de défense. Il est donc chimérique, voire insensé, de surinvestir dans une relation sans réciprocité. Pire, c'est contre-productif vis-à-vis des autres partenaires européens, qui craignent d'être marginalisés par un « axe » Paris-Berlin hégémonique.

Quelle utilité de la PESCO ?

« Tout sauf les Français », tel semble être le leitmotiv des Européens, qui refusent le leadership de la France en matière de défense. De ce point de vue, les initiatives du quinquennat Macron auront au moins servi à perdre l'illusion que la France puisse être considérée comme une alternative à la protection américaine. Personne en Europe ne veut se placer sous la protection des Français et admettre que les Américains puissent un jour les abandonner. Telle est la vision des Européens convaincus par ailleurs de la nécessité d'acquérir « un certain degré d'autonomie stratégique », selon Josep Borrell, vice-président de la Commission européenne et Haut représentant pour la PESD.

Voulue par Berlin comme un cadre inclusif, au contraire de Paris qui voulait (conformément aux traités) instituer une sorte « d'avant-garde » des principales puissances militaires européennes, la PESCO n'a pas encore démontré son utilité, trois ans après son lancement officiel. Faute de mécanisme d'arbitrage et de sanction, les engagements ne sont pas tenus (notamment la préférence européenne en matière d'équipement de défense) ; la plupart des 46 projets n'ont aucun intérêt et seront vraisemblablement abandonnés.

Boussole stratégique : espoirs déçus ?

En conséquence, dès lors qu'un programme d'armement est structurant, il ne doit surtout pas être confié à la CSP. L'armée de Terre française est en train d'en faire l'amère expérience à propos de la revalorisation de l'hélicoptère de combat Tigre. Le projet de drone Euromale RPAS fera-t-il exception ?

Les exemples de l'EATC (european air transport command) et de l'OCCAr (organisme conjoint de coopération pour les acquisitions d'armement) montrent pourtant que la coopération européenne en matière de défense fonctionne très bien sous certaines conditions sine qua non : un statut ad hoc, un nombre limité d'États participants (proches géographiquement et culturellement) ; chaque État garde le contrôle en termes de souveraineté (caveat) ; ce qui est partagé n'est pas le plus sensible en termes stratégiques.

Il est donc probable que les espoirs placés dans la « boussole stratégique » soient déçus. D'ores et déjà, il est possible de deviner qu'on en restera aux objectifs de la gestion de crise, du soutien aux partenaires, de la résilience (notamment en cyberdéfense) et du développement capacitaire (via la CSP). Mais en termes d'ambition militaire, en vue par exemple de la concrétisation d'un « pilier européen » de l'OTAN, il n'y aura rien de nouveau.

Lâcheté de l'Union européenne

Pire, la défense de l'Europe risque d'être en retard d'une guerre. Passons d'abord sur cette curieuse dénomination de « boussole », alors que l'Europe peut être fière de Galileo. S'agit-il, tel Christophe Colomb, de découvrir de nouveaux mondes ? Contentons-nous de nous adapter au monde actuel, tel qu'il est. Cette « boussole » est-elle morale, après que l'Occident en général et l'Europe en particulier semble avoir « perdu le Nord » à force de lâcheté après les désastres stratégiques en Syrie et en Crimée ? Mais on est lâche quand on se sent faible, quand on manque de moyens, de capacités ; renforçons-nous, et le courage reviendra ! Ce n'est pas d'un concept théorique dont l'Europe a besoin, mais de renforcements capacitaires, et de capacités adaptées aux nouvelles menaces.

Pour cela, l'UE sera toujours à la remorque de l'OTAN, qui a une bonne longueur d'avance dans l'élaboration de sa « vision 2030 ». Un nouveau concept stratégique est d'ailleurs attendu pour le sommet du premier semestre 2021 à Bruxelles, ce qui reviendra à saper par anticipation toute velléité de pensée d'autonomie pour l'UE, qui doit finaliser sa « boussole stratégique » un an plus tard. L'initiative « NATO 2030 » a été lancée en juin 2020 pour renforcer l'Alliance politiquement, militairement et lui donner une perspective plus mondiale tout en restant focalisée sur sa nature « régionale ».

Qui peut penser qu'en cherchant son avenir à la boussole, l'UE parvienne à un tel niveau d'ambition ? Avec le retour de « GI Joe » en Europe, la machinerie de l'OTAN est lancée, que restera-t-il après le sommet de Bruxelles comme décisions stratégiques originales à l'Europe ?

Partage d'intérêts communs dans la défense

Nous vivons une période clef, où de nouvelles technologies déstabilisantes, conduisant à une augmentation des risques et des menaces, peuvent remettre en cause la survie d'une nation et la préservation de ses intérêts vitaux. Face à ces réalités d'un futur proche, l'UE semble naviguer à vue. Or l'Europe devrait s'investir dans l'élaboration de nouveaux traités permettant de mieux maitriser ces nouvelles formes conflictuelles, et ses États renforcer le discours dissuasif en vue d'éviter toute forme d'escalade « originale » que nous ne saurions contrôler avec des moyens conventionnels : nous ne pouvons plus préparer la guerre seulement dans les milieux terrestre, maritime et aérien. Avec le risque de conflits dans les espaces cybernétique, exo- et endo-atmosphérique, et dans le champ électromagnétique, robotique, quantique ou de l'intelligence artificielle, l'extension du domaine de guerre nous impose de réfléchir à un nouvel âge nucléaire, qui pourrait une ère post-nucléaire si la dissuasion nucléaire était contournée par ces nouvelles armes du fait de leur fulgurance.

La « boussole stratégique » prendra-t-elle en compte, au niveau européen, ces nouveaux enjeux ? Pour leur part, les Britanniques ont déjà apporté leur réponse avec une nouvelle doctrine de défense conforme à leur vision « Global Britain », qui place la R&D au sommet des priorités. Car la logique de puissance, comme l'énergie, est facteur de la masse et de la vitesse ; il faut donc augmenter la vitesse quand la masse diminue et réciproquement. Intervenant après la nouvelle doctrine britannique et le nouveau concept stratégique de l'OTAN, la « boussole » de l'UE ne parviendra qu'à illustrer son décrochage et son inadéquation aux question de défense, dès lors qu'on aborde les sujets sérieux et réalistes au-delà des pétitions de principe. Bien que les Britanniques n'aient jamais cru à « l'Union européenne de défense » (comme disent les Allemands), leur départ fait de l'UE une puissance militaire encore moins crédible qu'avant.

Pourtant, la PFUE permettra de mettre à l'agenda, sans détour, ces enjeux géostratégiques et militaires et de conditionner leur réalisation à un pacte commun en faveur d'une Europe résiliente, y compris pour sa défense. La PFUE se prépare dès maintenant afin de signifier à nos partenaires qu'il n'est plus possible pour la France de servir leurs intérêts dans d'autres politiques européennes qui génèrent d'énormes excédents commerciaux à leur profit vis-à-vis de la France, à moins de s'entendre sur le partage d'intérêts communs en matière de défense, là où la France dispose d'une industrie et de capacités d'action performantes.

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(*) Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnalités françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.