Google et les droits voisins : « Touche pas au grisbi, salope  !  »

Par Philippe Mabille  |   |  967  mots
(Crédits : Dado Ruvic)
ÉDITO. Les éditeurs français ont porté plainte ce jeudi devant l'Autorité de la concurrence contre Google pour dénoncer le coup de force du géant américain du numérique qui a pris des mesures discriminatoires pour contourner la nouvelle législation des droits voisins. Une nouvelle preuve de l'impuissance des pouvoirs publics à réguler les Gafa et une nouvelle épreuve de force annoncée entre Google et Bruxelles. En attendant, les médias n'ont le choix qu'entre céder ou disparaître. Voilà ce qui arrive quand on veut avoir le beurre et l'argent du beurre. Par Philippe Mabille, directeur de la Rédaction.

Ce devait être un jour de gloire pour la presse : la directive européenne sur les droits voisins adoptée par le Parlement européen au printemps devait s'appliquer à partir de ce jeudi 24 octobre en France. En clair, les éditeurs espéraient enfin pouvoir négocier avec Google et consorts une rémunération assimilable à des droits d'auteurs pour l'utilisation -le pillage en fait - de leurs contenus, afin de rééquilibrer un modèle économique très clairement en leur défaveur... Sauf que Google a mis fin à ces espoirs en menaçant tous les médias d'un écran noir en leur imposant un choix cornélien : soit signer un blanc-seing au géant du numérique, l'autorisant à reproduire leur contenu en renonçant à toute rémunération ; soit voir leurs contenus disparaître du référencement : plus de photo, plus d'extrait de texte, juste un bout de titre tronqué et c'est tout... Bref, Google, bien décidé à ne pas payer pour partager le produit de la publicité en ligne, use de l'arme nucléaire et refuse toute négociation sur ce que le groupe considère comme sa raison d'être : rendre accessible gratuitement tout ce qui est publié en ligne.

Gratuitement ? Pas pour tout le monde : selon le dernier rapport du cabinet eMarketer, la part combinée des deux géants numériques californiens, Google et Facebook, a dépassé en 2018 les trois quarts du seul marché français de la publicité numérique... Ils s'arrogent, à deux, 75,8 % des 5,2 milliards d'euros de dépenses des annonceurs. Dans le détail, Facebook, en croissance, détient 27 % du marché tandis que Google a vu sa part passer de 50,8 % à 49,7 %. Une position largement dominante donc de Google, qui justifie sa fermeté par l'existence d'une concurrence dont on voit bien pourtant qu'elle est théorique et se résume à un duopole.

La suppression envisagée de l'accès à Google Actualités

Pas question pour Google de partager ce « grisbi » pour paraphraser une célèbre réplique du film "Les Tontons flingueurs" (scène cultissime de la cuisine). Richard Gingras, vice-président chargé des médias chez le premier des Gafa, a même évoqué la possibilité de supprimer purement et simplement l'accès au service Google Actualités en Europe, menace qui avait déjà bloqué, en 2014, une offensive du même type des éditeurs en Espagne. Plus de vingt ans après Microsoft, Google est en train de démontrer que toute mesure de régulation le concernant est inopérante, parce que le rapport de force lui est favorable.

Tous les éditeurs européens sont à la manœuvre pour résister à ce coup de force. Ils ont été rejoints dans un appel cosigné par plus de 850 journalistes, cinéastes, photographes et responsables de médias qui ont dénoncé dans une tribune l'attitude du géant américain : « Aujourd'hui, Google s'attaque à la presse. Demain, ce sera à la musique, au cinéma. [...] Nous appelons à une contre-attaque des décideurs publics. Ils doivent muscler les textes pour que Google ne puisse plus les détourner, utiliser tout l'arsenal des mesures qui permettent de lutter contre l'abus de position dominante », demandent les signataires.

L'Autorité de la concurrence française s'est saisie début octobre du dossier. « Nous ne laisserons pas faire et très clairement demandons aux autorités nationales et européennes de la concurrence d'examiner et d'engager au plus vite toutes les procédures possibles et au-delà », a déclaré le président Emmanuel Macron, après avoir abordé la question avec la chancelière allemande lors du conseil franco-allemand, mi-octobre à Toulouse. Il a en outre proposé de développer « de nouvelles règles pour réguler les grandes plateformes, avec des mécanismes de sanction plus rapides ». Une chose est sûre : la commissaire européenne à la Concurrence, Margrethe Vestager, va avoir du grain à moudre pour son second mandat bruxellois. Quant à Google, peut-être la séquence plus difficile qui s'ouvre sur la régulation des Gafa, va-t-elle convaincre le géant du numérique que son intérêt est désormais de négocier plutôt que de pratiquer la politique du diktat ? Rien n'est moins sûr même si ce nouveau contentieux va venir s'ajouter à la longue liste des conflits avec le géant californien. L'affaire risque surtout de démontrer l'impuissance des autorités politiques ou juridiques face à la politique du rapport de force des Gafam. On a vu avec Microsoft que même la menace d'un démantèlement ne change pas grand chose à leurs pratiques anti-concurrentiels. le plus scandaleux dans l'attitude de Google n'est pas seulement leur refus d'appliquer la loi, mais surtout le dilemme devant lequel ils placent les médias et les journalistes. On risque de se retrouver dans une situation ubuesque où seuls seront bien référencés les journaux qui auront cédé à Google. A voir la tête prise par le service Google Actus dés aujourd'hui, on voit déjà ceux des médias qui ont choisi la voie rassurante du "Munich numérique".

Tout le problème vient du fait que la presse est devenue hyper-dépendante de Google qui détient 93% du marché français du "Search". Et que Google ne vienne pas dire qu'il n'y pas de lien entre son service Actu, gratuit, et la vente de mots clefs sur son moteur de recherche, son principal modèle économique. Ce mensonge ne trompe plus personne. Reste que les éditeurs de presse font preuve d'une hypocrisie certaine dans cette demande de "droits voisins". En rêvant de la poule aux oeufs d'or en offrant via Google et autres leurs articles gratuitement, ils n'ont fait que creuser leur propre tombe. Difficile a posteriori de récupérer quelques morceaux de l'omelette...