L'état d'urgence permanent

Par Philippe Mabille  |   |  1110  mots
Frappée une nouvelle fois le jour même de sa fête nationale, la société française est mise au défi de conserver sa cohésion face à une menace terroriste dont elle peine à prendre toute la mesure. La demande sécuritaire va s'accroître alors que le pays s'apprête à entrer en campagne présidentielle.

Putain de camion ! Ce commentaire tristement ironique, référence à la chanson de Renaud après la mort de Coluche, figurait jeudi soir sur les réseaux sociaux, parmi la multitude de commentaires et de témoignages de soutien aux victimes de l'odieuse attaque qui vient de frapper la ville de Nice. Il en dit long sur le sentiment d'impuissance de la société française face à la menace terroriste. Oui, la France est toujours visée, sans doute même est-elle la cible principale de l'organisation dite Etat islamique, affaiblie au Proche-Orient, notamment par les frappes françaises. L'annonce par François Hollande, quelques heures avant l'attentat de Nice, que des troupes au sol, en fait des « conseillers », iront aider l'armée irakienne à reprendre Mossoul, montre bien que nous sommes engagés, malgré nous pour certains, dans une véritable guerre. Et que comme toute guerre, celle-ci fait des morts, y compris sur notre sol. Avec les 84 hommes, femmes et enfants massacrés jeudi soir sur la « Prom' », la Promenade des Anglais, symbole de la Côte d'Azur, les attaques terroristes ont fait 236 morts dans l'Hexagone depuis les attentats de janvier 2015 contre Charlie Hebdo et l'Hyper Cacher. Le bilan humain est lourd, presque accablant d'autant qu'il s'agit pour l'essentiel de populations civiles.

François Hollande comme Manuel Valls avaient prévenu : nous devons collectivement nous préparer à ce que cette guerre fasse des morts en France. L'attentat de Nice, qui a visé indistinctement des familles, de toutes origines, venues profiter du feu d'artifice du 14 juillet, est un acte commandité par l'Etat islamique, qui l'a revendiqué samedi matin dans un communiqué où Daesh parle bien d'un "soldat" ayant suivi ses "recommandations" : tuer des Français par "tous les moyens", y compris donc un camion de 19 tonnes transformé en arme meurtrière.

Une chose est sûre, en attendant les résultats de l'enquête, on change clairement de catégorie par rapport aux précédentes attaques. Nous voilà entrés dans l'ère des attentats low-cost, où un individu isolé, qui n'était même pas "fiché S", donc pas spécialement surveillé, réussit l'un des pires meurtres de masse que notre pays ait connu au moyen d'un simple camion de location.

L'enquête dira pourquoi cette nouvelle attaque est passée entre les mailles du filet des services de renseignement ? Comment le conducteur de ce camion a pu sans être arrêté se rendre sur la Promenade des Anglais ? La polémique politique a déjà commencé avec une droite qui accuse le gouvernement de ne pas avoir prévu ce type d'attaque. L'ancien maire de Nice Christian Estrosi, champion de France des caméras de sécurité urbaine, a renvoyé la responsabilité de l'attentat sur le pouvoir alors qu'il avait réclamé plus de moyens de police à l'Etat pour sa ville dans un courrier adressé la veille à François Hollande.

Une réalité demeure : l'état d'urgence, décrété depuis les attaques du 13 novembre dernier à Paris, se révèle incapable d'empêcher de nouveaux attentats. Tous les experts anti-terroristes le disent : l'état d'urgence ne sert à rien sinon à tenter de rassurer les Français. L'opération Sentinelle, qui mobilise et épuise les gendarmes et les militaires, ne sert pas à grand chose non plus. François Hollande avait d'ailleurs annoncé, quelques heures avant l'attentat de Nice, la fin de l'état d'urgence pour le 26 juillet, rappelant que notre arsenal législatif a été adapté et ne nécessite plus cette mesure d'exception. Il avait aussi envisagé de réduire de 10.000 à 7.000 hommes les moyens de l'opération Sentinelle. Le fait qu'il se soit ravisé dans la nuit pour répondre à la polémique lancé par l'opposition de droite sur l'efficacité de la lutte anti-terroriste ne fait qu'ajouter à la confusion. Le chef de l'Etat a décidé de prolonger de trois mois l'état d'urgence et fait appel aux réservistes de l'armée et de la police pour rétablir l'opération Sentinelle à hauteur de 10.000 hommes.

Mais que peuvent 10.000 hommes répartis sur toute la France face à un camion fou qui déboule sans crier gare et fonce sur une foule avec l'intention de tuer le plus de monde possible ? Ce type d'attaque est imparable, soulignent les experts, sauf à accepter de restreindre encore plus les libertés et à interdire les rassemblements de masse, ce que permet, en théorie, l'état d'urgence, mais n'est pas dans les faits mis en œuvre.

A Nice, où il s'est rendu ce vendredi, François Hollande l'a dit : « toute la France » est désormais « sous la menace terroriste ». De nombreuses manifestations, festivals, concerts ont été annulés et les conséquences économiques de cet événement s'annoncent importantes pour la saison touristique, en particulier sur la Côte d'Azur. Face à cette nouvelle réalité, le mot « état d'urgence » semble contre-productif : il laisse entendre que les moyens de l'Etat seront suffisants pour assurer notre sécurité. Ce n'est bien évidemment pas le cas. Devant l'ampleur de la menace, et la fragilité de nos sociétés libres, les experts du renseignement le disent sans ménagement : même le "tout-sécuritaire", qui reste à définir dans le cadre de notre état de droit, ne permettra pas de sécuriser toute la France.

Un climat de peur s'installe dans le pays en ce début des vacances estivales et cela changera qu'on le veuille ou non nos comportements, individuels et collectifs, et nos modes de vie. Face à une classe politique, à droite notamment, qui se se lance dans une surenchère sécuritaire qui ne pourra que s'amplifier à la faveur de la campagne pour l'élection présidentielle de 2017, ce qui est en jeu, c'est la cohésion et la capacité de la société française à vivre dans cet état d'urgence permanent. Et à s'organiser pour faire face à une menace qui est là pour durer sans renoncer à sa liberté. Cela s'appelle la résilience, la capacité à s'adapter et retrouver son état initial après un choc ou un traumatisme. Or, c'est très exactement ce que nous venons de vivre, à nouveau, en ce 14 juillet 2016 sanglant. Toute la question, et il n'est pas simple d'y répondre, est de savoir à partir de combien de morts et d'attentats horribles la société française perdrait sa cohésion et sa résilience. C'est bien cela que teste l'organisation dite Etat islamique, qu'elle commandite ou pas directement les attentats : mettre la France sous tension, afin d'y semer les graines de la guerre civile. C'est bien cette victoire-là que nous ne pouvons ni ne devons accorder à ces fous criminels. Car alors, et seulement alors, ils auront gagné.