Lubrizol, Erin Brockovich et le principe de suspicion

Par Phillippe Mabille  |   |  668  mots
(Crédits : Reuters)
ÉDITO. Le cas Lubrizol est emblématique d'une époque de défiance généralisée à l'égard de toute parole publique. Il ne suffit pas de dire que tout va bien ; il faut expliquer, argumenter, démontrer. Par Philippe Mabille, directeur de la Rédaction.

« La catastrophe Lubrizol n'est pas un incident local. C'est une catastrophe technologique, économique et écologique d'ampleur nationale, qui doit être traitée comme telle. » Plus de 100 maires et élus de Rouen et de Seine-Maritime ont interpellé ainsi le 2 octobre le Premier ministre, Édouard Philippe, lui demandant d'engager le gouvernement pour « répondre aux peurs, angoisses et questionnements » nés après l'incendie de l'usine Seveso aux portes de la capitale normande.

Dix-huit ans après l'explosion, en septembre 2001, de l'usine AZF de Toulouse, dont le procès n'est toujours pas achevé, Lubrizol s'impose comme la deuxième plus grande catastrophe industrielle du XXIe siècle. Le moins que l'on puisse dire est que la gestion de la crise, occultée pendant les premières 48 heures par l'annonce de la disparition de Jacques Chirac, n'est pas un cas d'école en termes de communication publique. Il a fallu attendre une semaine pour que la liste des 479 produits dangereux partis en fumée dans l'usine soit enfin dévoilée. Et pour que la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, reconnaisse officiellement que « personne ne sait dire aujourd'hui ce que donnent ces produits mélangés lorsqu'ils brûlent ».

Pas étonnant que face à ce manque de transparence, la population, noyée sous les fake news, ait opté pour un principe de suspicion. « On veut la vérité », scandent les manifestants tandis que les agriculteurs s'inquiètent des conséquences sanitaires du nuage de suie long de 22 kilomètres sur 6 de large qui s'est étendu vers les Hauts-de-France et la Belgique, rappelant le nuage de Tchernobyl. Deux agences publiques, mais indépendantes, l'Institut national de l'environnement industriel et des risques et l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail, vont être chargées des analyses sur les retombées des fumées, elles ne rendront leur verdict que dans plusieurs jours.

Cette affaire est emblématique d'une époque de défiance généralisée à l'égard de toute parole publique, qu'elle soit administrative, politique, médiatique ou scientifique. Il ne suffit pas de dire que tout va bien ; il faut expliquer, argumenter, démontrer. Peut-être devrait-on imposer dans la formation des élèves de l'ENA le visionnage du film Erin Brockowich, seule contre tous, de Steven Soderbergh, inspiré de l'histoire vraie d'une militante de l'environnement devenue avocate, qui a révélé un scandale de pollution de l'eau potable en Californie... et obtenu réparation du préjudice pour les habitants contaminés.

L'enquête en cours, pour mise en danger d'autrui, devra trancher sur la question des responsabilités et de la réparation des préjudices, sanitaires s'il y a lieu, et économiques - c'est déjà le cas pour les 1 800 agriculteurs touchés. Lubrizol, qui appartient au fonds d'investissement Berkshire Hathaway, du milliardaire américain Warren Buffett, pourrait avoir à affronter un procès, même si l'entreprise se défend en affirmant que l'incendie aurait une cause extérieure au site, et a porté plainte contre X.

L'affaire met aussi en lumière les risques de la présence d'usines Seveso dans les zones d'habitation dense. Il y a en a plus de 1 300 en France, dont plus de la moitié dites de « seuils hauts » comme l'était le site de Rouen. Sur la défensive, alors que la loi Essoc de 2018 a assoupli les règles d'autorisation des sites contenant des substances dangereuses, le gouvernement a demandé aux industriels de procéder d'urgence à des contrôles des procédures anti-incendie. On peut donc s'attendre à ce que le prochain recensement des sites Seveso, prévu cette année, se fasse sous très haute surveillance en pleine campagne des municipales. Et ce, même si la délocalisation dans des pays moins sensibles au principe de précaution de ces sites aurait un coût social et économique dont la France n'a pas les moyens.

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