Europe de la défense : la Commission européenne « droite dans ses bottes »

Par Nicolas Ravailhe  |   |  1137  mots
« Personne en Europe, hormis certains Français (et quelques fonctionnaires européens), ne veut d'une Europe autonome en matière d'industrie de défense. La plupart de nos partenaires européens veulent s'équiper chez l'oncle Sam dans l'espoir d'une protection en retour et d'opérer des trocs pour y un défendre des intérêts civils » (Nicolas Ravailhe). (Crédits : DR)
En réponse à une tribune publiée dans La Tribune le 3 février par un « collectif d'EuroDéfense France », Nicolas Ravailhe estime que la Commission européenne est pleinement dans son droit pour imposer « sa vision des choses aux États, rendus impuissants par l'abandon de l'unanimité ». Car le concept d'Europe de la défense n'a pas vraiment d'existence juridique. Par Nicolas Ravailhe, Institut francophone de stratégies européennes et enseignant École de guerre économique.

Un « collectif d'EuroDéfense France » a publié le 3 février, sous la signature d'éminentes personnalités dont l'engagement européen ne saurait être mis en cause, un excellent papier « s'étonnant » de certains choix faits par la Commission européenne dans la mise en œuvre du fonds européen de défense (FED), choix d'ailleurs contestés en justice puisque MBDA et Safran ont déposé un recours contre la décision de la DG DEFIS sélectionnant un projet concurrent.

La tribune est révélatrice d'un certain désarroi parmi les « vrais croyants » de feue « l'Europe de la défense », enterrée en début d'année par la déclaration conjointe UE-OTAN qui rappelle que la défense de l'Europe relève de l'alliance atlantique. Point.

Syllogisme

L'argumentation est solide et convaincante. Mais le syllogisme repose sur une fausse prémisse. Il n'y a pas matière à s'étonner de la mise en œuvre du FED. La Commission n'a pas commis d'erreur en sélectionnant des projets sans avenir, encore moins de faute, à moins que le juge européen n'en décide autrement en cas de fraude manifeste, ce qui n'est jamais à exclure mais n'est pas l'hypothèse la plus probable.

On peut en effet reprocher beaucoup de choses à la Commission européenne, mais pas son manque de rigueur juridique. C'est même la qualité première d'un fonctionnaire européen (ou assimilé, sous différents statuts : agents temporaires, experts détachés...), pour ne pas dire la seule attendue par sa hiérarchie. Un agent de la Commission a pour souci principal la conformité juridique des actes qu'il prépare à la signature de son Commissaire ou de son directeur.

C'est bien là le problème pour les adeptes de « l'Europe de la défense » : elle n'a pas vraiment d'existence juridique. Son inscription dans le corpus juridique européen est une illusion politique, une fiction juridique, car soit sa mise en œuvre requiert l'unanimité (ce qui est une évidence s'agissant de la défense des intérêts vitaux de chaque nation), soit sa violation n'est pas sanctionnée (comme c'est actuellement le cas des livraisons d'armes à un pays en guerre sans garantie de contrôle sur l'utilisation future des « produits » livrés).

La Commission a le droit pour elle

A l'inverse, le marché unique est une réalité juridique aux effets bien concrets. Et la défense ne saurait faire totalement exception. C'est pourquoi l'Union européenne (UE) n'a de cesse depuis Amsterdam, à force de « paquets défense », parallèlement à l'apparition de la politique intergouvernementale de défense et de sécurité commune et la création d'outils de coopération tels que l'Agence européenne de défense, de cantonner l'applicabilité de l'exception de défense au marché unique prévue à l'article 346 TFUE (ex-296). Il faut donc ouvrir le « marché de la défense » à la concurrence et casser les monopoles.

La création du FED procède de la même logique : l'illusion politique permet d'obtenir la majorité qualifiée suffisante pour adopter un règlement ; l'ambiguïté offre un paravent confortable à la communication institutionnelle ; mais quand il faut faire des choix tels que la sélection de projets à subventionner, la Commission sort de l'ambiguïté et impose sa vision des choses aux États, rendus impuissants par l'abandon de l'unanimité. D'autant plus que la France n'a pas tenté de compenser cette réalité par un lobbying suffisamment actif afin de défendre ses intérêts dans le but d'opter pour des procédures de gestion des fonds européens, en l'espèce le FED, moins concurrentielles.

Ce faisant, la Commission a le droit pour elle afin de choisir les procédures de mise en œuvre des fonds européens. Les États ne lui ayant pas délégué leur compétence en matière de défense, la base légale du règlement FED est donc à trouver dans l'article 173 TFUE. Si les signataires de la tribune évoquée plus haut l'avait relu, auraient-ils trempé sept fois leur plume dans l'encrier ? Ou plutôt, il convient de le relire sans biais cognitif. Que dit-il précisément ?

1. L'Union et les États membres veillent à ce que les conditions nécessaires à la compétitivité de l'industrie de l'Union soient assurées. À cette fin, conformément à un système de marchés ouverts et concurrentiels, leur action vise à :
— accélérer l'adaptation de l'industrie aux changements structurels;
— encourager un environnement favorable à l'initiative et au développement des entreprises de l'ensemble de l'Union, et notamment des petites et moyennes entreprises;
— encourager un environnement favorable à la coopération entre entreprises;
— favoriser une meilleure exploitation du potentiel industriel des politiques d'innovation, de recherche et de développement technologique.

(...) Le présent titre ne constitue pas une base pour l'introduction, par l'Union, de quelque mesure que ce soit pouvant entraîner des distorsions de concurrence ou comportant des dispositions fiscales ou relatives aux droits et intérêts des travailleurs salariés.

La traduction française du journal officiel de l'UE lève l'ambigüité de la terminologie anglaise qui parle de « competitive and open markets system ». En bon français, « competitive » se traduit par « concurrentiel » et non par « compétitif ». Cela signifie (paradoxalement) qu'est erronée la lecture (française) d'un règlement FED orienté vers la création de positions de marché compétitives en subventionnant un « champion » par domaine. Juridiquement, le FED ne peut servir à autre chose qu'à essayer d'ouvrir davantage les marchés de défense nationaux en y introduisant toujours davantage de concurrence, et non de « compétitivité commune ».

Préférence européenne : pas de consistance juridique

De même, les notions de « préférence européenne » et « d'autonomie stratégique » n'ont pas de consistance juridique. Il s'agit d'une interprétation française isolée, issue d'un biais cognitif (prendre son désir pour des réalités) et de slogans politiques que l'on veut mobilisateurs, mais qui ne sont pas inscrits dans la simple réalité juridique européenne.

Enfonçons le clou. Personne en Europe, hormis certains Français (et quelques fonctionnaires européens), ne veut d'une Europe autonome en matière d'industrie de défense. La plupart de nos partenaires européens veulent s'équiper chez l'oncle Sam dans l'espoir d'une protection en retour et d'opérer des trocs pour y un défendre des intérêts civils. En bon français, cela s'appelle du racket, mais c'est une réalité géo-économique et géopolitique. Pour les Allemands, la raison est même essentiellement commerciale : acheter des armes américaines permet de continuer à faire de confortables excédents commerciaux chez l'oncle Sam.

Comme dirait l'autre, « si j'aurais su, j'aurais pas venu ». Comprendre l'Europe, c'est finalement assez simple, il suffit de s'en tenir « au texte ».