Industrie de défense terrestre : l’Etat peut faire mieux

Par Le groupe de réflexions Mars (*)  |   |  1383  mots
"Pour le MGCS, la France a savonné sa propre planche en laissant l'Allemagne lier le MGCS au FCAS, en dépit du bon sens industriel ou même politique. Le coupable n'est pas l'Allemagne, qui défend ses intérêts, mais la France qui n'a d'yeux au bout du compte que pour le FCAS". (Le groupe de réflexions Mars) (Crédits : DR)
L’État français n'a aucune vision industrielle stratégique pour le secteur de la défense terrestre, en dépit du succès du programme Scorpion. Par le groupe de réflexions Mars.

Pour l'État, le caractère non stratégique de l'industrie de défense terrestre semble être une raison suffisante pour ne pas penser une stratégie industrielle pour ce secteur. Les technologies terrestres ne sont pas considérées comme souveraines et sont donc partageables avec d'autres Européens, comme exposé dans la Revue Stratégique. Cette situation n'est pas nouvelle. Ce qui est nouveau, c'est la visibilité d'une gestion au jour le jour. Faute de nomination de la part de l'Agence des Participations de l'État, Nexter est resté sans directeur général pendant plus de deux mois. Le manque d'intérêt de l'État commence sérieusement à se voir et à avoir des conséquences graves.

Où en est le secteur terrestre français ?

A première vue, le secteur terrestre français semble pourtant aller bien. Le programme Scorpion a permis à la France de réussir là où les Etats-Unis ont échoué, en transformant l'essai de l'infovalorisation. Symbole de ce succès, la Belgique a adopté les mêmes équipements que la France avant même les premières livraisons, renforçant ainsi considérablement l'interopérabilité des deux armées. Au-delà de Scorpion, des équipements terrestres connaissent un succès certain, comme le canon Caesar régulièrement exporté. Ces réussites se répercutent sur la santé des entreprises du secteur et la vitalité des bassins d'emplois concernés, Nexter ayant ainsi récemment embauché son 4.000ème employé, se rapprochant ainsi des effectifs du début du siècle.

Pourtant, il existe des ombres à ce tableau, au nombre de quatre. La première est le la concurrence mondiale exacerbée, y compris de la part d'acteurs nouveaux comme la Turquie ou la Corée du Sud. Dans ce contexte, les pays européens n'ont pas consolidé leur marché et ne bénéficient donc pas de marchés domestiques suffisamment larges pour assurer la compétitivité de leurs offres. La seconde est un rapprochement inachevé entre l'entreprise Nexter et l'allemand KMW par la création de KNDS. Faute d'un plan ambitieux d'intégration, les entreprises n'ont pas beaucoup avancé en cinq ans de mariage.

La troisième ombre est un projet tout aussi bancal, le projet franco-allemand de système de combat terrestre principal (MGCS), dont l'avancement est lié à un projet aéronautique franco-germano-espagnol, le FCAS, en dépit de tout bon sens. Par ailleurs, le MGCS a déclenché les appétits de Rheinmetall, que l'entreprise a intégré grâce à un lobbying intense. Toutefois, les intérêts de Rheinmetall fragilisent l'équilibre franco-allemand de ce projet à haute valeur politique. Enfin, dernière ombre et sans doute la plus inquiétante, la réussite de Scorpion cache mal le manque de stratégie de l'État.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Deux exemples permettent d'illustrer la déshérence du secteur terrestre français, faute de stratégie étatique. La filière française de production de munitions de petit calibre est un premier exemple qui illustre les opportunités manquées en la matière. Le constat est simple : aujourd'hui, la DGA ne souhaite pas soutenir ou reconstituer une filière française faute de rentabilité économique (faible demande nationale et manque de compétitivité), faisant confiance au marché international pour s'approvisionner. La rupture en matière de masques pendant la crise sanitaire et, plus militairement, la tension sur les munitions dans le cadre de l'opération Chammal en Syrie depuis 2014 illustrent pourtant qu'il n'est pas possible de faire confiance au marché.

A moyens réduits mais à besoins constants, comment sécuriser de façon aussi souveraine que possible nos approvisionnements ? La réponse pourrait être un renforcement du partenariat stratégique avec la Belgique, l'entreprise FN Herstal pouvant encore produire des munitions. Si cette idée avait été imaginée et mise en place plus tôt, la France aurait même pu adopter le fusil SCAR de FN Herstal plutôt que le HK-416 allemand. Faire ce choix aurait peut-être facilité l'atterrissage du Rafale en Belgique et permis de préserver une entreprise française comme Manurhin. Finalement, aujourd'hui, la France n'a ni filière souveraine en petit calibre, avec la perte d'emplois et de compétences qui va avec, ni approvisionnement sécurisé.

Deuxième illustration, les situations de KNDS et du MGCS. Pour KNDS, dès 2016, des chercheurs spécialistes de la défense soulignaient qu'une intégration rapide était la clef d'un mariage réel entre Nexter et KMW, ce qui supposait le lancement d'un programme franco-allemand servant de vecteur à cette intégration. Cinq années plus tard, à défaut d'avoir intégré les catalogues, la France a fait précipitamment le constat qu'il fallait intégrer les instances dirigeantes, avec le résultat que l'on connaît en décembre 2020. Pour le MGCS, la France a savonné sa propre planche en laissant l'Allemagne lier le MGCS au FCAS, en dépit du bon sens industriel ou même politique. Le coupable n'est pas l'Allemagne, qui défend ses intérêts, mais la France qui n'a d'yeux au bout du compte que pour le FCAS. Finalement, l'échec du FCAS pourrait signifier également l'échec du MGCS.

Comment se relever ?

La situation est d'autant plus frustrante que la France possède encore de nombreux atouts, malgré les bâtons dans les roues qu'elle se met à elle-même. Sur l'axe franco-allemand, la création de KNDS reste une opportunité pour la France. Dans le cadre d'une concurrence mondiale exacerbée, une telle alliance renforce Paris et Berlin. Il est nécessaire de consolider KNDS et de préserver l'entreprise des appétits d'autres industriels. Un obstacle au renforcement de KNDS est la trop grande attention réservée au projet franco-allemand de char de combat : KNDS ne doit pas se résumer au MGCS.

D'autres programmes pourraient être lancés ou accélérés. Le projet de char de combat du futur EMBT, présenté par Nexter et KMW à Eurosatory 2018, reste une idée intéressante pour conquérir des marchés européens et entretenir les compétences respectives en matière de R&D sur les chars de combat. De même, lancer le programme d'artillerie CIFS, où la France a des compétences à faire valoir, est nécessaire opérationnellement et permettrait de rééquilibrer la relation terrestre franco-allemande. Enfin, le sujet des munitions est un thème sur lesquels Nexter et KMW sont complémentaires.

En parallèle, la France devrait développer d'autres coopérations européennes pour sortir du tête-à-tête franco-allemand. Approfondir le partenariat franco-belge, dans le domaine des munitions de petits calibres ou en amplifiant le contrat CAMO, est une opportunité. De même, Paris pourrait collaborer de façon encore plus ambitieuse avec l'Estonie dans le domaine de la robotique, le projet EDIDP iMUGS (integrated modular unmanned ground system) ayant ici ouvert la voie. Les partenaires potentiels ne manquent pas selon les équipements envisagés, la seule condition étant de créer les conditions d'un développement serein et pérenne, à l'inverse de la situation franco-allemande actuelle.

Enfin, en franco-français, l'État doit avoir une stratégie de développement pour le secteur terrestre. L'écosystème industriel a démontré son dynamisme, notamment au travers du programme Scorpion porté par le GME composé d'Arquus, Nexter, Thales. Cette stratégie de développement ne partirait pas de zéro : elle viserait à fructifier le potentiel existant. Pour cela, l'État dispose de nombreux leviers pour réussir, que ce soit son actionnariat, le financement de la R&D, le soutien à l'exportation et la commande publique. Alors qu'un nouveau directeur général vient d'être nommé chez Nexter, n'est-ce pas le moment idéal pour annoncer, développer et appliquer une stratégie pour le secteur ?

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(*) Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnalités françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.