L'impact le plus fort de la déroute occidentale en Afghanistan sera géostratégique

Par Le groupe de réflexions Mars (*)  |   |  2064  mots
"Il faudra relire Sun Tsu plus que Clausewitz, et surtout Mao. Les talibans ont gagné cette guerre de vingt ans pour une raison principale : l'absence d'État en-dehors des principaux centres urbains. De fait, l'État dans les zones rurales, c'était eux" (Le groupe de réflexions Mars). (Crédits : STRINGER)
Le groupe Mars livre dans une tribune quelques éléments de sa réflexion à la suite de la chute de Kaboul. Il propose une analyse à trois niveaux : militaire, politique et géostratégique. Par le groupe de réflexions Mars.

La chute de Kaboul le dimanche 15 août et l'évacuation chaotique de milliers d'Afghans et d'étrangers par les Occidentaux dans les 15 jours suivants resteront l'événement majeur de l'été 2021. Passée la sidération des premiers jours (comment est-ce possible ?), l'heure est à présent à l'analyse des circonstances, des causes et des conséquences d'une déroute militaire historique. Le groupe Mars propose une analyse à trois niveaux : militaire, politique et géostratégique.

1/ Aspects militaires

Si la comparaison avec la chute de Saïgon en 1975 est tentante, sa dimension explicative reste limitée, tant les talibans ont peu à voir avec le Viêt-Cong. Au Viêt-Nam du Sud, la guérilla marxiste était sous le contrôle opérationnel de l'armée nord-vietnamienne, elle-même puissamment soutenue par l'Union soviétique et la Chine (qui a envoyé des dizaines de milliers de soldats au Viêt-Nam), au point que l'unification du pays est en réalité l'aboutissement d'une guerre de conquête. Rien de tel en Afghanistan, où le rôle du Pakistan n'est en rien comparable à celui du Nord Viêt-Nam. Le Pakistan a besoin de contrôler le pouvoir afghan pour mieux contrôler sa propre minorité pachtoune et pour se donner une certaine profondeur stratégique face à l'Inde, mais Kaboul n'a pas été conquise par l'armée pakistanaise. Et il est tout à fait improbable que la Chine, principal soutien du Pakistan, ou la Russie, traditionnellement proche de l'Inde, aient aidé militairement les talibans de manière déterminante.

La comparaison avec le retrait soviétique de 1989 (parfois considéré comme le « Viêt-Nam » de l'Union soviétique) n'est pas non plus pertinente : l'armée rouge se retire alors en bon ordre selon une planification militaire rigoureuse, face à une guérilla armée par les puissances occidentales, laissant derrière elle un État afghan solide qui tient deux ans et demi, jusqu'à la dissolution de l'URSS.

De fait, la chute de Kaboul de l'été 2021 restera, sinon un mystère pour l'observateur militaire, du moins un abîme de perplexité. L'explication la plus probable est que le renseignement militaire américain ait lui-même été intoxiqué par les éléments de langage diplomatiques, qui affirmaient de manière péremptoire que l'État afghan était en mesure de tenir. Si tel est le cas, on se demande à quoi sert le renseignement. Les faits ont montré que cet État fantoche s'est délité instantanément, preuve de son caractère artificiel, que vingt années d'investissement ne sont pas parvenues à rendre pérenne. En définitive, c'est le Congrès américain qui semblait le mieux informé, grâce notamment aux rapports sans concession du SIGAR, l'organisme spécial d'inspection mis en place pour contrôler l'utilisation des milliards de dollars (le chiffre de 2000 est couramment cité) que le contribuable américain a déversé en Afghanistan depuis 20 ans.

Outre la faillite du renseignement militaire américain, toute l'opération militaire de retrait semble défier le bon sens. Chacun sait que la dernière emprise que l'on quitte, c'est l'aéroport militaire. C'est ainsi que l'armée française a toujours conservé un pied à Mpoko lors de ses retraits successifs de Centrafrique. En Afghanistan, l'armée américaine a abandonné la gigantesque base de Bagram plusieurs mois avant la fin du retrait planifié, laissant aux Turcs le soin de protéger l'aéroport (civil) de Kaboul. Mais les militaires turcs et leurs supplétifs syriens ont finalement abandonné l'aéroport au chaos, en dépit de leurs engagements. De fait, les forces spéciales occidentales n'auraient pu mener leurs opérations d'exfiltration de ressortissants sans l'appui des talibans, qui, après avoir pris Kaboul « proprement », ont facilité le passage des check-points (parfois crapuleux) et même escorté les exfiltrations d'Occidentaux. Les témoignages abondent en ce sens. Il suffit de demander aux forces spéciales occidentales leurs pertes et leurs consommations de munitions : nulles. La principale difficulté de ces opérations était donc de nature logistique (pont aérien) et non tactique.

Plus généralement, les armées occidentales devront analyser les leçons apprises de ce nouvel échec militaire face à un adversaire complètement asymétrique (même pas doté d'armes anti-aériennes comme l'était la guérilla antisoviétique). Il faudra relire Sun Tsu plus que Clausewitz, et surtout Mao. Les talibans ont gagné cette guerre de vingt ans pour une raison principale : l'absence d'État en-dehors des principaux centres urbains. De fait, l'État dans les zones rurales, c'était eux. Les talibans apportaient une certaine sécurité, une aide matérielle appréciable et surtout, ils rendaient une justice rapide, équitable (prévisible) et non corrompue. Parfaitement intégrée à la population contrôlée, plus terrorisée par les raids de représailles des Occidentaux et de leurs supplétifs afghans que par les attentats, qui frappaient en ville et sur les bases des forces de sécurité, la guérilla, qui disposait d'une base arrière assurée au Pakistan, avait le temps pour elle. Un jour ou l'autre, les étrangers partiraient. C'est ce qui s'est passé.

2/ Aspects politiques

Le résultat n'est donc pas une surprise. Le président Obama l'avait déjà compris il y a dix ans, mais il a voulu partir proprement. Pas Joe Biden. Pour un ancien sénateur américain blanchi sous le harnois de la politique étrangère, contrairement à Donald Trump, c'est incompréhensible. Les impératifs de la politique intérieure américaine ne suffisent pas à expliquer une telle déroute. Il y a eu manifestement une rupture entre l'état-major américain, qui sait faire la guerre et planifier un repli en ordre, et les autorités politiques, qui ont imposé des décisions militaires absurdes. C'est peut-être révélateur d'une crise profonde des institutions américaines, déjà ébranlées par la campagne électorale de 2020 et les événements du Capitole.

Pour les autres Occidentaux en général, et les Français en particulier, cette déroute militaro-politique achève de décrédibiliser l'idéologie néo-conservatrice. Le groupe Mars s'en réjouit et considère que l'opprobre en rejaillit essentiellement sur la droite française qui, en se livrant à cette idéologie sous la présidence Sarkozy et le gouvernement Fillon, a renié l'héritage gaullien et s'est durablement décrédibilisé dans le domaine éminemment régalien des affaires étrangères et de la défense. Il faut se rappeler le Livre blanc 2008, qui conceptualisait un « arc de crise » incluant l'Afghanistan mais oubliant l'Afrique sub-saharienne, et plus encore la RGPP, qui aboutit à affaiblir durablement les armées françaises. Il faut se souvenir que c'est la gauche au pouvoir qui a mis fin à l'absurde engagement français en Afghanistan, réinvesti la France au Sahel et lancé la remontée en puissance de ses armées. On ne voit pas comment la droite actuelle, dont les principaux représentants ont servi dans le gouvernement Fillon, pourra convaincre de sa compétence et de sa crédibilité en la matière.

Plus généralement, la chute de Kaboul devrait signifier la fin des prétentions néo-impérialistes des Occidentaux. La raison n'est pas seulement la défaite de leur idéologie, ou simplement morale, elle est démographique : quand on ne représente plus qu'un humain sur sept, au lieu d'un sur trois il y a 80 ans, on pèse nécessairement moins, surtout quand on ne supporte plus le coût en vies humaines d'un engagement militaire. Les Occidentaux ont perdu 3.500 hommes en 20 ans en Afghanistan. Dès lors, on s'abstient, pour paraphraser Camus.

S'agissant de l'engagement français au Sahel, le groupe Mars renvoie à son analyse publiée il y a près d'un an. Les circonstances ne sont pas comparables, ne serait-ce que parce que les GAD sahéliens ne bénéficient pas (encore) des mêmes avantages politico-stratégiques que les talibans.

3/ Aspects géostratégiques

L'impact le plus fort et durable de la déroute occidentale en Afghanistan sera cependant géostratégique. Il est remarquable de constater que les critiques les plus virulentes de l'administration américaine sont venues de ses plus proches alliés de l'OTAN : les Britanniques et les Allemands. Même l'UE a fait officiellement semblant d'en être préoccupée en exhumant le projet de force de réaction rapide, qui sera vite enterré de nouveau, puisque personne n'en veut vraiment. Mais cela permet d'exister médiatiquement quelques instants, même quand on a abandonné toute prétention géopolitique.

Ceux qui veulent se rassurer en cherchant des causes cachées avancent l'hypothèse d'un accord secret américano-taliban parrainé par le Qatar destiné à promouvoir le projet d'un gazoduc acheminant en Inde le gaz de la Caspienne. L'explication de la déconfiture occidentale est plus prosaïque : les Etats-Unis réorientent leurs efforts sans tenir compte de l'avis de leurs alliés, quoi qu'il en coûte.

Certains évoquent ainsi le précédent de Suez 1956, quand l'expédition franco-britannique contre l'Égypte de Nasser, coordonnée avec Israël, avait dû cesser du fait des pressions économiques américaines et des menaces militaires soviétiques. Chez les Britanniques, frustrés d'avoir été placés ces derniers jours devant le fait accompli et traités comme des supplétifs, le sentiment d'abandon, voire de trahison, est du même ordre. Sera-t-il pérenne ? Rien n'est moins sûr, tant le Royaume-Uni sort diplomatiquement affaibli du Brexit. En France, la tradition gaullo-mitterrandiste a rendu les autorités moins sensibles émotionnellement à ce type de déconvenue qui ne fait que renforcer le bien-fondé de sa position originale au sein de l'OTAN. Quant aux Allemands, une fois passée la campagne électorale, tout rentrera dans l'ordre atlantiste.

Il n'empêche que la fiabilité de l'engagement américain auprès de ses alliés est de plus en plus remise en cause. Cela ne devrait pas affecter l'OTAN, qui pourrait en théorie survivre à la défection de son principal actionnaire, les autres assumant davantage de responsabilités. La bureaucratie otanienne est une merveille de l'esprit humain qu'il serait dommage de passer par pertes et profits. Le groupe Mars a toujours pensé, à la suite du rapport commandé en 2012 par le président Hollande à Hubert Védrine, que la réintégration du commandement militaire intégré en 2009 était une mauvaise décision, mais qu'en sortir à présent serait une décision encore plus calamiteuse. L'OTAN, malgré ses immenses défauts, a le grand mérite d'exister. Il serait absurdement coûteux de le remplacer par une nouvelle bureaucratie bruxelloise.

En revanche, les autres alliés des Etats-Unis, qui ne bénéficient pas de cette appartenance à l'OTAN, peuvent à juste titre se montrer inquiets, à commencer par l'Ukraine et Taïwan. Autant les deux « compétiteurs stratégiques » n'ont guère de raison de se féliciter du retrait américain d'Afghanistan, qui contribuait gratuitement à leur sécurité, autant ils peuvent désormais envisager à terme rapproché la réalisation de leurs prétentions stratégiques : à savoir, d'une part la « neutralisation » de l'Ukraine (voire son admission dans une union eurasiatique rénovée), d'autre part la « réunification » de la Chine avec la fin de la démocratie taïwanaise. On sait maintenant que les Etats-Unis sont militairement et politiquement incapables de s'y opposer. La question n'est donc plus « si », mais « quand ». Gageons que ce sera assez rapide, afin de ne pas rater l'occasion d'un passage à vide à la tête de l'exécutif américain semblable au dernier mandat de FD Roosevelt.

Les mois qui viennent risquent d'être stratégiquement actifs, et périlleux. Une politique indo-pacifique renouvelée entre puissance moyennes riveraines (dont la France et le Royaume-Uni) n'en est que plus nécessaire. La justification d'un effort de défense accru après les échéances politiques de 2022 en sera facilitée.

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(*) Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnalités françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.