Cette germanisation de l'Europe qui fait peur

Par Florence Autret, à Bruxelles  |   |  1188  mots
Bloomberg
Après deux années d'une crise européenne qui n'en finit pas de prendre de l'ampleur, la chancelière allemande Angel Merkel a décidé de poser les conditions d'une "union politique", qui fait craindre aux autres responsables de l'UE un leadership de l'Allemagne.

Depuis que le major Angela Merkel a lâché le mot d' "union politique", la panique s'est emparée du reste du bataillon européen. Où veut en venir exactement la chancelière ?, se demandent les Hollande, Monti et autres Rajoy. Continue-t-elle l'?uvre des Adenauer, Hallstein, Schmidt et autre Kohl qui ont réussi à concilier intérêt allemand et alliance équilibrée entre les Etats d'Europe ? Ou bien est-elle en train de fomenter un coup d'Etat pour asseoir une domination allemande sur l'Europe ?

Un malaise qui déborde l'Hexagone

En France, l' "offre" de Merkel suscite plus d'embarras que d'enthousiasme, parce que l'idée d'union politique y est au mieux impensée au pire franchement rejetée. Mais le malaise déborde l'Hexagone. Je l'ai vraiment réalisé la semaine dernière lors d'une conversation avec Hannes Swoboda. Inconnu en France, cet Autrichien policé est depuis janvier le chef des députés européens socialistes. Autant dire qu'il compte parmi les 5 ou 6 personnes les plus influentes d'une institution dépourvue de majorité et qui fonctionne donc à partir de compromis entre partis.

Au début de l'année, quand il a remplacé à ce poste l'Allemand Martin Schulz, parti lui-même prendre la présidence du Parlement, une Française de ses cons?urs me l'avait désigné comme l'une des nouvelles tentacules de l'hydre germanique qui était en train de s'emparer de tous les postes de pouvoir européens. Autrichien, Swoboda était supposé appartenir à l'aire d'influence de son puissant voisin et venir allonger la liste des dirigeants germanophones : président de la Banque européenne d'investissement (BEI), du Fonds européen de stabilisation de l'euro (FESF), de la Task Force opérant en Grèce et, si le gouvernement Hollande n'y avait mis son veto, bientôt président du collège des dix-sept ministres des Finances de la zone euro, l'Eurogroupe.

"Un discours de division entre le Nord et le Sud"

Qu'elle ne fut donc pas ma surprise, quand je lui demandais ce qu'il pensait de l'union politique selon Angela Merkel, de l'entendre faire cette réponse ahurissante : "C'est une germanisation de l'Europe" qui n'a d'autre vocation que de sauver l'alliance de la chancelière avec les libéraux du FDP. "Son Europe, c'est la réunion des Premiers ministres avec, à leur tête, le chancelier allemand", dit-il. Et d'ajouter : "Il faut changer le discours politique en Europe qui est un discours de division entre le Nord et le Sud, entre les payeurs et les bénéficiaires. Les Allemands manquent terriblement de sensibilité politique vis-à-vis des autres pays."

Et de rapporter son échange avec un dirigeant portugais qui lui aurait affirmé que l'image de l'Allemagne était si dégradée dans son pays au point que le gouvernement avait préféré céder ses entreprises d'énergie à des investisseurs chinois plutôt qu'à des entreprises allemandes. Si son intention avait été de conforter l'influence de Berlin en Europe, mon interlocuteur s'y prenait d'une étrange manière.

Mais fallait-il le croire ? De même que ma source française s'était trompée en faisant de lui un cheval de Troie de l'influence allemande, Hannes Swoboda ne se méprenait-il pas sur la vocation hégémonique de Berlin ? Seule la chancelière a la réponse.

"L'Arrêt Lisbonne" du Tribunal constitutionnel allemand

Qu'elle soit sincère ou pas en proposant son offre d' "union politique", qu'elle veuille abattre les institutions communautaires, comme d'aucuns en prêtait l'intention à"Merkozy", ou bien qu'elle compte investir la Commission européenne et le Conseil d'une légitimité renforcée, via le suffrage universel, comme son parti, la CDU, l'a proposé lors de son Congrès de Leipzig, ne change pas fondamentalement la donne.

Une Europe plus fédérale sera dans tous les cas de figures plus allemande. C'est évident, compte tenu du poids démographique (certes déclinant) et économique de l'Allemagne en Europe, et cela suffirait à expliquer les craintes françaises. Le Tribunal constitutionnel allemand a adressé un message très clair à cet égard avec son fameux "Arrêt Lisbonne" de juin 2009.

Le Parlement européen n'étant pas formé selon le principe d' « un homme, une voix » (les petits pays y étant relativement à leur taille "surreprésentés"), il ne pouvait prétendre à un rôle totalement représentatif, ont expliqué les juges. Autrement dit : pour le rendre conforme aux canons du droit constitutionnel, il faudrait qu'il compte relativement plus d'élus allemands. L'Allemagne où vit environ 18% de la population européenne ne "pèse" que 13% des sièges au Parlement européen. Proposée par la CDU, l'élection d'un dirigeant européen au suffrage universel, effectuée selon le principe "un homme, une voix", modifierait profondément l'équilibre entre pays.

La construction européenne, une affaire de géopolitique

A force de débattre de quotas laitiers et d'émissions de CO2, on a fini par oublier que la construction européenne est une affaire de géopolitique. A force de célébrer les Pères Fondateurs, on s'abstient de noter que la "déclaration Schuman" du 9 mai 1950 était non pas motivée, côté français, par la volonté de permettre le réarmement industriel de l'Allemagne mais par l'incapacité de l'empêcher.

Dans le contexte de la guerre de Corée, les Américains, véritables maîtres du jeu, avaient déjà tranché cette question et fait cesser les démontages. La Communauté européenne du charbon et de l'acier est une concession arrachée par la France dans le nouveau contexte stratégique de la guerre froide afin de placer l'inévitable renaissance industrielle rhénane sous le contrôle européen.

Une crise qui prolonge le choc de 1989

Ce deal a été déséquilibré par la Chute du Mur, la réunification de la RDA et de la RFA et l'élargissement de l'Union qui remettait l'Allemagne au centre de l'Europe, alors qu'elle avait été durant plus de quarante ans plutôt une frontière stratégique. En ce sens, la crise politique que traverse actuellement l'Europe prolonge davantage le choc de 1989 plutôt qu'elle n'est la conséquence de la crise financière de 2008. C'est de ce constat qu'il faut repartir pour comprendre ce qui se passe.

Puisque l'Europe reste une union d'Etats, il serait bon que chacun se demande ce qu'il y gagne et ce qu'il y perd. On s'apercevrait que les "bénéficiaires" et les "contributeurs" nets ne sont pas forcément ceux que l'on croit, l'Allemagne étant le pays qui profite le plus et de la monnaie unique et de la profondeur du marché intérieur. Ce faisant, puisqu'une union fiscale et politique s'impose, le moment est peut-être venu de s'interroger sur la façon de l'organiser, sur la base de quel équilibre entre les Etats.

Les réponses qu'Angela Merkel se propose d'apporter à ces questions ne seront peut-être pas acceptables par les autres pays membres. Mais elle a raison de les poser. Cela, Hannes Swoboda le lui concède. On aimerait que d'autres aussi.