Comment la 4G va réinventer le modèle économique des opérateurs mobiles

Par Pierre Péladeau, Mohssen Toumi et Steven Pattheeuws  |   |  1161  mots
Pierre Péladeau, Mohssen Toumi, Steven Pattheeuws, du cabinet Booz & Company.
Pierre Péladeau, vice-président de Booz & Company, Mohssen Toumi, directeur, et Steven Pattheeuws, expert, expliquent que l'avènement de la quatrième génération de téléphonie mobile va profondément révolutionner le secteur de télécoms au travers de trois vecteurs : les usages, les modèles économiques induits par ces usages et les nouvelles formes de collaboration entre opérateurs.

La 4G, qui succède à la 3G, est la première technologie à avoir été spécifiquement développée pour la « data », l'Internet mobile. Selon les prévisions, l'utilisation des données mobiles devrait croître au rythme d'environ 80% au cours des 5 prochaines années. Jusque-là, les réseaux étaient construits pour transporter de la voix. Avec la 4G, la data est véritablement placée au c?ur du dispositif. Elle permet une vitesse de chargement sept fois plus rapide que la 3G, et un délai de latence divisé par cinq. Jusque-là, le saut était quantitatif (avec l'augmentation du nombre de mégaoctets); désormais, le bouleversement sera qualitatif et ouvrira le champ à de nouvelles d'applications comme la vidéo ou la visio-conférence. Sans pouvoir encore le quantifier, il semble également que le cloud (synchronisation des données avec le PC, la tablette, le smartphone etc...) tiendra une place importante dans les nouveaux usages permis par la 4G. Les applications pour le consommateur comme pour les entreprises seront nombreuses et simplifieront les usages : par exemple un commercial pourra accéder à distance à toutes les applications de CRM (customer relationship management, gestion de la relation client) ; de la même façon l'utilisation de la tablette sera plus fluide que l'on soit itinérant ou sédentaire. D'après nos analyses, 258 millions de personnes dans le monde utiliseront cette technologie en 2013 ce qui représente une croissance de 180%. Mais au-delà des grands constats, les futurs usages de la 4G restent à inventer, l'expérience nous fait dire que toute révolution dans l'univers des hautes technologies engendre des innovations par définition méconnues.

Rebattre les cartes tarifaires
Lorsque l'on s'intéresse aux modèles économiques, on s'aperçoit que la 4G va conduire à un véritable changement de paradigme. Les usages de la data sont en effet en forte croissance. Jusque-là, les tarifications mises en place par les opérateurs étaient articulées autour de la voix et du sms; or celle-ci devient secondaire, et en France, l'illimité est en passe de devenir le standard. Notre conviction est que les opérateurs doivent profiter de cette opportunité qu'offre la 4G pour rebattre les cartes tarifaires, valoriser le réseau et en extraire davantage de valeur. Verizon aux Etats-Unis offre aujourd'hui l'exemple le plus abouti d'entreprise ayant mené à bien ce type de migration. Verizon a en effet profité de la technologie LTE pour repenser complètement sa stratégie tarifaire et mettre en place différents niveaux de prix pour différents usages en articulant ses offres autour de la quantité de data téléchargée et le nombre de terminaux utilisés. Ce processus est long - il a pris un an chez Verizon - mais il s'est avéré payant. On estime qu'aux Etats-Unis, où Verizon mais aussi AT&T se sont lancés depuis deux ans, 10% du parc est en LTE, en majorité chez Verizon dont les revenus et la profitabilité se sont simultanément améliorés avec une croissance du chiffre d'affaires de 4%, et une rentabilité de + 12%.
Les opérateurs se trouvent donc à la croisée des chemins : ils sont dans l'obligation de repenser leurs offres pour refléter les nouveaux usages dictés par l'explosion de la data, notamment en termes de volume et de vitesse.
En France, la même approche peut fonctionner malgré l'environnement low-cost dans lequel évoluent les opérateurs. S'il y a un espace pour un marché « premium » (haut de gamme) en France, tout dépendra du comportement des opérateurs principaux, qui devront faire preuve d'ingéniosité pour défendre cette « prime ». Dans nos benchmarks, on constate que l'écart entre les offres low-cost et « premium » peut aller jusqu'à 40-50% selon les marchés. L'un des leviers les plus importants pour justifier et maintenir ce premium résidera très probablement dans la qualité du réseau.

Investir dans les réseaux .... et explorer de nouveaux modes de collaboration
La 4G n'est pas une évolution supplémentaire mais constitue bien l'un des changements les plus profonds du secteur. Elle complète la révolution des smartphones : jusque-là les consommateurs disposaient des terminaux mais leur utilisation était bridée par le réseau. Désormais la 4G libère l'usage de la data. Une question se pose alors : comment les opérateurs vont-ils s'y prendre pour capter le potentiel de création de valeur qu'offre la 4G ?
A nos yeux, l'un des leviers majeurs réside dans la qualité du réseau. En France, le réseau d'accès mobile représentera un investissement de l'ordre de sept à dix milliards d'euros au cours des cinq à dix prochaines années. Cet investissement, lourd pour les opérateurs - si l'on ajoute l'acquisition des nouvelles bandes de fréquence pour un montant total de 3,5 milliards d'euros - va les conduire à considérer les leviers stratégiques et opérationnels pour réduire les coûts de déploiement du réseau. Dans ce contexte, la mise en place de stratégies d'économies d'échelle et de mutualisation des coûts est une option clé. En particulier avec ce que l'on appelle le partage de réseau (« network sharing ») qui permet non seulement de mutualiser les sites, antennes et « backhaul » (réseau de collecte), jusqu'à 45% de sites en moins, mais également de générer des synergies dans les opérations de maintenance, d'ingénierie. On observe d'ailleurs un partage actif de réseau croissant parmi les opérateurs européens et, selon nos analyses, une telle pratique pourrait améliorer les coûts annuels de 30 à 40%. Le partage de réseau mobile pourrait donc permettre au secteur d'économiser de 20 à 40 milliards d'euros par an en Europe au cours de cinq prochaines années (lire à ce propos l'étude Booz & Company « Sharing Mobile Networks: why the pros outweigh the cons », octobre 2012).

Toutefois, malgré ce potentiel, peu d'opérateurs ont franchi le pas, on recense tout au plus une dizaine d'accords conclus à grande échelle. De nombreux obstacles subsistent en effet : la difficulté de négocier un accord avec des homologues, les inquiétudes liées au risque de perte de focalisation opérationnelle après un déploiement rapide du réseau 4G, la crainte d'une éventuelle perte de contrôle sur le réseau d'accès ou d'une dégradation de la qualité, l'incapacité à s'entendre sur le modèle opérationnel. A nos yeux, la recherche de solutions véritablement créatives fera la différence. Des accords fondés sur des principes clairs et négociés dès le départ, la revue des options et mécanismes envisageables sur le plan contractuel, une planification rigoureuse et des procédures communes de résolution de problèmes sont des facteurs clés pour garantir la réussite d'un tel accord.
Il faudra bien juger sur pièces, et les pratiques collaboratives devraient se multiplier dans les années à venir...