Les "yeux dans les yeux", que faut-il attendre de la transparence ?

Par par Philippe Portier *  |   |  1123  mots
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Responsables politiques et dirigeants d'entreprise ont ceci de commun que leur légitimité repose sur la confiance que leur octroient leurs électeurs. Dans l'un et l'autre cas, on voit fleurir çà et là l'idée que cette confiance reposerait sur la transparence. Transparence dans l'action, mais aussi et surtout dans les influences subies et les éventuels conflits d'intérêts induits.

La doxa de la gouvernance d'entreprise est qu'il faut contrôler l'action des dirigeants, réputés poursuivre des objectifs d'enrichissement personnel et de carriérisme égoïste. Pour ce faire, il faut une plus grande transparence et la supervision d'administrateurs indépendants. Devaient s'en induire la modération des rémunérations, la prévention du fait du Prince, la gestion à long terme... Finalités vertueuses, effets insuffisants et parfois pervers.
La crise a révélé l'inefficacité relative de ces approches, qui alourdissent les entreprises et façonnent à terme une culture d'entreprise statique, fondée sur la suspicion et la bureaucratie. La professionnalisation du processus de fixation des rémunérations sous le contrôle de comités indépendants a ainsi abouti, par un effet de benchmarking moutonnier, à une croissance des montants de 15% par an sur la décennie 1997-2007 (3% pour les salaires). En 2008, sous la pression du politique, le code Medef-Afep imposa la transparence des rémunérations. Mais rien n'y fait et l'évolution reste « socialement insoutenable ». Il est donc prévu aujourd'hui de s'en remettre aux actionnaires, au travers du mécanisme dit de Say on Pay (SoP).Du côté du politique, des scandales, plus médiatisés que fréquents, amènent depuis plusieurs années notre appareil politico-administratif à suivre aussi la voie bureaucratique. La loi de moralisation de la vie politique en témoigne : éviter les situations de conflit d'intérêts en barrant l'accès au Parlement à des professions réputées plus que d'autres en faire leurs choux gras au nom du très normatif principe de prévention; imposer la transparence des patrimoines et des intérêts...

La recherche de la popularité, source des « défaillances des chefs »

Sans nier la nécessité d'une vie publique exemplaire, le recours à la loi pour « moraliser », l'érection de la notion de conflit d'intérêts en tabou ultime ou la « transparencialisation » fournissent-ils aux errements symboliques constatés des réponses adéquates et suffisantes pour restaurer la confiance? Ne confond-on pas confiance et popularité? Dans un ouvrage qui permet d'apprécier avec recul les événements récents, André Tardieu, témoin critique d'un parlementarisme épuisé, écrivait en 1937 que « les défaillances des chefs s'expliquent par la recherche de la popularité».Car, au-delà de la dérive sémantique (confondre confiance et communication politique) et de l'hypocrisie implicite, ne soyons pas naïfs : les enquêtes d'opinion réalisées depuis les années 1990, en France comme ailleurs, mettent en évidence des citoyens majoritairement persuadés que la politique corrompt et que le pouvoir est opaque. Au temps pour les démarches de transparence engagées depuis longtemps dans les pays jugés plus vertueux et transparents que le nôtre. Quant au SoP, on voit fleurir l'idée qu'il permettrait de moraliser les rémunérations, en les ramenant, sous la férule des actionnaires, à des montants plus digestes. Mais, les expériences du SoP menées ailleurs démontrent que la courbe de croissance des rémunérations ne s'infléchit pas plus. Car, l'exercice ne consiste pas à comparer la rémunération du « patron » à celle des salariés, en la plafonnant à un multiple de smic, mais à promouvoir des systèmes favorisant le long terme et à les comparer à ceux des concurrents les plus pertinents, en montrant surtout combien le lien entre réussite et récompense est réel.
Mais au-delà de ces conclusions rapides, ce sont les effets pervers des systèmes qu'il convient de questionner. Écartelés entre les pratiques du Nord, région mythique d'où nous viennent rigueur et probité, et anglo-saxonnes, d'où nous viennent efficacité et modernité, nous achetons désormais des recettes toutes faites aux effets très incertains.
Octroyer un pouvoir d'arbitrage des rémunérations aux marchés aux gérants de fonds auxquels la loi impose de voter dans l'intérêt de leurs clients et aux agences de conseil en votation aux approches, nécessairement globalisées, ouvre la voie à un affaiblissement de notre conception de l'intérêt social, protégé depuis cent cinquante ans par le Conseil d'administration.
Ouvrir à la curiosité publique les patrimoines des élus et des gouvernants est dans la culture protestante des pays scandinaves ou anglo-saxons, pas dans la nôtre. Prévenir à tout prix le conflit d'intérêts de l'élu en lui imposant, comme aux États Unis, d'abandonner ses activités professionnelles conduit à un métier d'élu (et non de mandataire du peuple) et à une surreprésentation (déjà largement acquise) des fonctionnaires, au prix d'un fossé accru avec la société civile.

« Il nous semble impératif d'évaluer nos propres systèmes avant de légiférer »

La contrainte bureaucratique ne façonnera pas l'éthique individuelle, et les tricheurs et les menteurs s'en accommoderont. Et la fuite en avant normative se poursuivra, sans pour autant restaurer la confiance qui repose plus sur la vérité que sur la communication.
Avant que d'emprunter aveuglément aux théories ultralibérales anglo-saxonnes en matière de régulation du capitalisme ou à l'éthique de banalité et de transparence politiques des pays du Nord, il nous semble impératif, quand le principe de précaution gouverne, d'évaluer nos propres systèmes avant de légiférer. Peut-on rêver d'avoir 577 députés dégagés de tout conflit d'intérêts? Certainement pas; de sorte qu'il faut trouver la manière de traiter les situations de conflit, sans accréditer l'a priori que l'éthique a déserté l'élu.
La transparence est un outil, mais celle des patrimoines est moins utile que celle des influences reçues. Dans ce sens, le registre des lobbyistes ne devrait-il pas être obligatoire et non pas optionnel? Et du côté de l'entreprise, ne retrouverait-on pas l'esprit de l'intérêt social à long terme en dotant les actionnaires stables de droits de vote multiples? Et pourquoi ne pas définir enfin un statut du dirigeant, justifiant l'importance de sa rémunération par une logique de « symétrisation » effective des objectifs, des rémunérations et des risques?
La vigilance des médias et des réseaux sociaux renvoie en permanence de notre société une image émaillée d'abus et de scandales, sans signification statistique, mais intolérables néanmoins. Que ceux-ci soient l'occasion de progresser, soit; mais la notion de progrès ne doit pas s'accommoder d'une simple hybridation de solutions empruntées, mondialisation des gouvernances aidant, à des voisins dont les systèmes, juridiques ou sociétaux, ne sont pas les nôtres.

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* Philippe Portier est avocat à la cour chez Jeantet Associés, et président de l'Association des avocats lobbyistes