Les sept plaies de l'euro

Par Ivan Best  |   |  1487  mots
Sous le titre "Casser l'euro... pour sauver l'Europe", quatre journalistes instruisent le procès de la monnaie unique. Avec un dossier d'accusation suffisamment solide pour convaincre. Même si les solutions pour une sortie de l'euro sans trop de casse ont de quoi laisser dubitatif

Avec ce genre de thèse -il faut mettre fin à l'euro, et vite- vous vous attendez à un brûlot extrémiste, sans doute rédigé par quelque économiste dévoyé dans le conseil en stratégie (de politique économique) auprès de  Marine Le Pen. Sauf que... sans même avoir pris connaissance du pedigree des auteurs -tous quatre journalistes, notamment à l'Express et l'Expansion-, vous découvrez rapidement votre erreur: "Casser l'Euro... pour sauver l'Europe" (*)  n'a rien d'un pamphlet outrancier, destiné à galvaniser les troupes d'extrême droite.

Au contraire: ce livre dément l'idée reçue selon laquelle des journalistes ne peuvent que signer des "bouquins" sans rigueur aucune, aux thèses approximatives, sans même parler du style. Surprise: les références abondent, attestant du sérieux des auteurs, et l'écriture mise au service d'une véritable pédagogie, a peu à voir avec les "standards" des livres d'économie.

Rien d'un pamphlet: les auteurs, qui avaient voté en faveur du traité de Maastricht, créant une monnaie unique -tout au moins ceux qui étaient en âge de le faire-,  déroulent leur thèse sur l'échec et l'impasse de l'euro en l'argumentant avec précision.

François Mitterrand effrayé par la réunification allemande

Sur la naissance de l'euro d'abord:  un projet purement politique, né dans l'esprit d'un François Mitterrand effrayé par la réunification allemande, un projet mal conçu, ignorant les théories économiques de base sur les "zones monétaires optimales". L'économiste américain Milton Friedman, l'un des nombreux experts à crier casse cou dès le début des années 90,  résume alors la problématique: "si les institutions politiques sont adaptées, la monnaie unique comporte quelque mérite. Mais une banque centrale européenne ne se conçoit que dans le cadre des Etats-Unis d'Europe". Autrement dit, la monnaie unique, bien sûr, mais à condition de constituer d'abord une économie unifiée, avec une mobilité du travail entre les pays européens, et un véritable budget fédéral.

Rien de tout cela n'existe, mais on verra plus tard, on construira en avançant, soutiennent les pro-euro, au début des années 90. Et on a vu...


L'aveuglement de la BCE

"L'euro protège en cas de crise... ". Cette affirmation a pu convaincre pendant quelques années. Mais évidemment plus depuis 2008, et la crise venue d'Amérique, qui impacte lourdement l'Espagne, notamment, où la bulle immobilière éclate d'un coup.  Quel est le lien entre les folies espagnoles  et la monnaie unique? "Après tout, les bulles immobilières ne sont pas l'apanage des pays de la zone euro" relèvent les auteurs - les Etats-Unis l'ont expérimenté au milieu des années 2000 et la crise est bel et bien partie de chez eux.

Sauf que, c'est là le défaut majeur, consubstantiel à la monnaie unique, elle unifie les conditions du crédit dans toute la zone euro, alors même que les situations économiques diffèrent fortement selon les pays, notamment l'inflation. En Espagne, la hausse des prix accélère au milieu des années 2000, mais les taux d'intérêt restent fixés à Francfort en fonction d'une inflation moyenne européenne -purement théorique-, qui ne dépasse pas les 2%, comme le veut la Banque centrale européenne. D'où des taux d'intérêt réels négatifs à Madrid, taux qui dopent le crédit, alimentent une croissance déjà proche de la surchauffe, et gonflent la bulle immobilière.

Face à cette situation, la BCE est désarmée. Pire: aveuglée. Et de citer l'un des meilleurs observateurs de la mécanique européenne, David Marsh. Il souligne qu'à "aucun moment, durant toute cette période, les technocrates européens , au premier chef le gouverneur de la BCE, Jean-Claude Trichet, ne s'alarment du boom du crédit dans les pays périphériques de la zone euro". Mieux, encore: Jean-Claude Trichet vante alors les bons résultats macro économiques de l'Espagne, met en avant son budget excédentaire, la réduction de son endettement public... refusant de voir l'emballement du côté de la dette du secteur privé, qui porte la crise en germe.

Quelles rustines?

 Une fois la bulle explosée, sous l'effet de la crise américaine, c'est l'Etat espagnol qui va devoir s'endetter à son tour, pour sauver le système bancaire: du secteur privé, la dette bascule au secteur public, comme on a pu le voir aussi en Irlande.  Et les gouvernements espagnols de se lancer, sous la pression des instances européennes,  dans des plans de rigueur à répétition qui ne feront qu'accentuer le marasme économique et retarder la résorption des déficits.

Peut-on sortir aujourd'hui de la crise européenne, caractérisée par une croissance durablement faible et un chômage de masse? Comment faire repartir la croissance en l'absence totale de marges de manœuvre budgétaires, l'endettement public ayant explosé sous l'effet de la crise, et les traités européens empêchant toute politique budgétaire active (qui pourrait être envisageable en optant pour une vision globale de la zone euro) ?

Les auteurs de "Casser l'euro..." distinguent deux options. Celle des rustines, qui est choisie depuis 2009, des maigres avancées sur la voie de la mutualisation, qui n'autorisent que des moments de répit, et ne résolvent en rien les problèmes de compétitivité des économies du sud de l'Europe -France comprise- qui souffrent d'une monnaie surévaluée.

L'autre option est celle du saut fédéral. Si les États Unis d'Europe voient le jour, si de véritables transferts budgétaires peuvent avoir lieu au sein de la zone euro -les déficits publics de chaque État membre devenant secondaires- , alors le maintien de la monnaie unique peut s'envisager. Mais qui est prêt à un tel approfondissement de la construction européenne?

 Les voies d'une sortie ordonnée

 Voilà pourquoi, la sortie de l'euro, tel qu'il existe actuellement, est la solution qui s'impose aujourd'hui, affirment les auteurs de "Casser l'euro..".

Plusieurs possibilités se présentent. D'abord, celle d'une scission en deux. L'euro du nord, regroupant l'Allemagne et ses épigones, serait différencié d'une euro du sud, nouvelle monnaie que partageraient l'Espagne, l'Italie, le Portugal, la Grèce.. et la France. Un euro qui perdrait immédiatement quelque 20% de sa valeur par rapport à la monnaie existant actuellement. L'idée, reprise par un économiste que nul ne suspectera de tendances gauchisantes  -le libéral Christian Saint Etienne- serait très avantageuse pour la France. Mais celle-ci, de facto, se retrouverait dans le rôle de l'Allemagne aujourd'hui, à savoir celui de défense de la rigueur à tout crin, face à des pays encore en difficulté qui "finiraient par implorer l'aide financière de Paris".

D'où une autre idée, celle du passage de la monnaie unique à la monnaie commune. On peut penser à une mécanique proche de celle du Système monétaire européen, qui, de 1979 jusqu'au lancement de l'euro, en 1999, a régulé les monnaies, selon le principe du taux de change fixe mais ajustable. Mais revenir purement et simplement au SME paraît contreproductif: ce serait remettre les monnaies sous la pression des marchés financiers, qui n'hésiteraient à les attaquer dans la perspective d'une dévaluation.

L'idée défendue est de supprimer la convertibilité directe des monnaies européennes. Plus question de convertir directement un euro-franc en dollars. Il n'y aurait plus de marché des changes en Europe. L'euro, en revanche, serait négociable sur le marché des changes international.

Une solution viable?

Une solution peut-être séduisante sur le papier. Mais qui apparaît quelque peu datée. Elle supposerait, ce qu'admettent très honnêtement les auteurs, un strict contrôle des capitaux, qui passerait par un contrôle des changes. Une solution  adaptée à une situation où les échanges avec l'extérieur seraient seulement de nature commerciale  (comme c'était le cas de l'économie française administrée des années 50 et 60), la banque centrale européenne se chargeant de régler les soldes entre pays européens et avec le reste du monde.  Mais aujourd'hui, ce sont les mouvements de capitaux qui forment l'essentiel des flux financiers. Un Chinois voulant investir en France acceptera difficilement de le faire dans une monnaie parallèle, il exigera la monnaie qui a cours légal en France. En fait, il s'agirait de revenir à un financement strictement domestique des économies de la zone euro, sans aucun apport extérieur. 

Faut-il donc admettre avec l'économiste américain Paul Krugman que, si faire l'euro fut une grosse bêtise, le défaire, aujourd'hui, provoquerait un choc tel, aux conséquences difficilement envisageables,  qu'il veut mieux ne pas l'envisager? 

 

* "Casser l'euro.. pour sauver l'Europe" par Franck Dedieu, Benjamin Masse-Stamberger, Béatrice Mathieu, Laura Raim, éditions Les Liens qui Libèrent, 19 euros