Thaïlande : pire que le déluge, Yingluck Shinawatra

Par Quentin Gollier  |   |  1156  mots
Comment le Premier ministre thaïlandais a détruit la première production de riz mondiale. Par Quentin Gollier, consultant en stratégie.

Les derniers mois ont été rudes pour Yingluck Shinawatra, l'actuelle premier-ministre par intérim thaïlandaise. Suite aux manifestations massives des opposants du Parti Démocrate (dont la demande principale est ironiquement la mise en place d'un conseil suprême non-élu pour mener le gouvernement de la nation), dont le bilan est maintenant de 16 morts depuis début novembre 2013, le clan Shinawatra se trouve en grave difficulté.

Incapable de reprendre en main la gouvernance de l'Etat suite au boycott par l'opposition des élections de février - qui a imposé un verrou constitutionnel sur la formation d'un gouvernement - et empêtrée dans un ralentissement économique provoqué par cette instabilité politique, Mme. Shinawatra pourrait bien être amenée à quitter le pouvoir pour des raisons juridiques liées à son procès pour ce qui restera longtemps la politique publique la plus mal conçue et la plus ruineuse de l'Asie du sud-est, le plan national de subventions sur le riz.

Quadrillage électoral du pays 

En 2011, alors que son frère, Mr. Thaksin Shinawatra, reste exilé à Dubaï suite à son renversement par l'armée en 2006, Yingluck Shinawatra se retrouve brusquement propulsée à la tête de la campagne présidentielle qui secoue le pays. Prenant appui sur les masses rurales pauvres qui peuplent l'arrière-pays thaïlandais, les Shinawatra ont habilement réussi à monter un vaste réseau d'influence, jouant sur les divisions profondes d'un pays renâclant toujours à s'accorder un temps d'introspection sur son identité, car inquiet de réveiller les fractures sismiques de sa société extrêmement hiérarchisée.

S'attaquant par intermittence à la figure royale, tant Thaksin que sa soeur ont fragilisé la figure sacralisée du monarque, dernier facteur d'unité du pays, et ont joué à fond la carte de la polarisation, amenant à eux l'ensemble des déçus de la croissance thaïlandaise et créant un véritable quadrillage électoral du pays sur le modèle des  « votebank » indiennes.

 

Une victoire du populisme 

Candidate improbable du parti populiste Pheu Thai, fondé par son frère, Mme. Shinawatra se voit donc en 2011 à battre la campagne sur les thèmes classiques du parti, à savoir l'intégration des zones rurales dans la croissance, et l'opposition aux élites de Bangkok, monarchistes et éduquées.

Cherchant à sécuriser définitivement son élection, et probablement sur les instructions de son frère, souvent décrit comme le véritable premier-ministre du pays, contrôlant sa sœur «  à distance », Yingluck Shinawatra fait une promesse simple aux agriculteurs du pays (composant 2/5ème de la population) : élue, elle mettra en place un programme national d'achat public de la production de riz, achetant cette denrée aux producteurs au double de son prix du marché.


La tentative ratée de contrôle du riz mondial 

Premier exportateur mondial de riz, la Thaïlande serait capable de stocker le riz ainsi acheté, faisant grimper les prix sur le marché mondial, et permettant ensuite au gouvernement de revendre les stocks à un prix avantageux. Bien que les exemples ne manquent pas de tentatives désastreuses d'Etats  manipulant le prix de leurs matières premières, le parlement ne bronche pas, et la mesure est adoptée peu après l'élection. Des énormes locaux sont loués (faisant grimper la corruption à des niveaux rarement atteints), alors qu'une grosse partie du riz du sud-est asiatique est amené en contrebande vers la Thaïlande, tous les producteurs cherchant à bénéficier des prix extrêmement avantageux proposés par l'administration du pays.

La céréale s'entasse dans des silos, et que le riz thaï de très bonne qualité se retrouve mélangé avec des variétés cambodgiennes et birmanes, l'Inde prend brusquement la décision de supprimer son interdiction nationale d'export de riz, et inonde le marché avec 10 millions de tonnes une semaine après le début de la mesure. Les prix mondiaux s'effondrent.

Au lieu de revenir sur cette politique clairement mal conçue (aucun Etat n'ayant réussi à battre les marchés mondiaux sur les prix des matières premières) le gouvernement prend peur de la réaction populaire en cas d'arrêt du programme, et s'entête malgré la situation alors que l'ensemble des places boursières n'a qu'à attendre que le riz stocké sur le gouvernement soit vendu à vil prix. Le gouvernement se retrouve donc en situation d'échec et mat, battu par sa propre politique.

 

Du pain béni pour les opposants au régime de Shinawatra 

De nombreuses organisations internationales se penchent rapidement sur la mesure, demandant au gouvernement de publier les chiffres, et notamment le coût de cette initiative. C'est finalement l'agence de notation Moody's qui en juin 2013 publie un rapport émettant l'hypothèse que le gouvernement a stocké en cumulé 17 millions de tonnes (l'équivalent d'une récolte entière), à un prix gigantesque, équivalent à pas moins de 8% du PIB. La réaction des marchés est immédiate, et la Thaïlande connait un mini-crash pendant l'été.

Le pays passe en août au rang de 3ème exportateur mondial de riz quand il était solidement en tête deux ans auparavant. L'opposition du pays, heureuse d'instrumentaliser ce faux-pas monumental du gouvernement, lance un mouvement de contestation social qui culminera dans les protestations massives qui ont secoué Bangkok ces derniers mois. Mais ce sont surtout les plaintes qu'elle émet auprès de la Commission Nationale Anti-Corruption (NACC) qui mettent le plus en danger Mme. Shinawatra. L'examen du dossier est aujourd'hui encore en cours. Très impliquée dans cette mesure, la premier-ministre est menacée d'impeachment et sera probablement condamnée, provoquant des protestations massives de ses soutiens populaires, et plongeant le pays dans une énième vague de violence.

 

La Thaïlande a détruit sa propre agriculture

Le programme de subvention a finalement connu une mort étrange en février. L'absence technique de gouvernement du fait du boycott des élections par l'opposition empêche l'administration publique d'accéder à certaines sources de financement, provoquant l'arrêt par défaut de cette politique dont les effets continuent de secouer le pays. C'est donc pour une raison technique, presque anecdotique que ce désastre national s'achève. Les paysans ne sont de toute façon plus payés pour le riz depuis septembre, et le gouvernement ne parvient plus à écouler ses stocks qui pourrissent dans leurs silos. Ayant détruit sa propre agriculture en tentant de substituer l'Etat au dynamiques d'un marché complexe et très connecté, la Thaïlande a perdu un de ses atouts fondamentaux dans son environnement régional.

En décollant de l'aéroport Don Muang de Bangkok, les passagers peuvent jeter un œil distrait sur les rizières qui s'étendent le long des canaux au nord de la ville. Dans une heure ils seront à Yangon au Myanmar, où le nouveau port permettra au pays d'exporter l'ensemble de sa récolte de 2014, qui s'annonce d'ores et déjà fructueuse.