« Arrêter de vivre dans le déni pour enfin réformer la France » (Hubert Védrine)

Par Propos recueillis par Philippe Mabille et Sylvain Rolland  |   |  1960  mots
Hubert Védrine était l'invité de La Tribune et de la FNTP lors de la «matinale des travaux publics», mercredi 14 mai. / DR
L'ancien conseiller de François Mitterrand (1981-1995) et ministre des Affaires étrangères (1997-2002), vient de publier un essai, La France au défi (Fayard). Pour La Tribune, il détaille sa vision d'une «Realpolitik», tant en politique intérieure - il appelle à un consensus temporaire réformateur - que pour faire avancer l'Europe*.

LA TRIBUNE - Dans votre dernier livre, La France au défi (éd. Fayard, 2014, 174 p.), vous expliquez que la France souffre surtout d'un manque de compétitivité psychologique. Que voulez-vous dire ?


HUBERT VÉDRINE - Le premier handicap de la France est qu'elle ne croit plus en elle-même. Notre pessimisme nous empêche de nous réformer pour avancer. Les études montrent que nous sommes plus pessimistes que les Afghans ! Cet état d'esprit est lié à la situation économique, mais pas seulement.

Bien sûr, la France souffre du poids des dettes, de sa trop lourde fiscalité, du manque de compétitivité des entreprises. Les Français sont inquiets par le chômage, la peur du déclassement, la bureaucratie qui ronge les entreprises. Ils oublient, en revanche, que la France a énormément d'atouts, c'est un pays dynamique, innovant, qui reste une grande puissance. En réalité, les causes de ce pessimisme sont plus profondes. Les élites dirigeantes sont prétentieuses et souffrent d'un sentiment de vexation.

C'est-à-dire ?

Les élites vivent mal les mutations du monde et la perte d'influence de la France. La «fille aînée de l'Église», la patrie glorieuse des droits de l'homme, a toujours donné des leçons à tout le monde. Aujourd'hui, alors que son rayonnement diminue, elle est incapable d'en recevoir et de s'inspirer de ce qui marche ailleurs, y compris dans le domaine économique. Quand on n'a plus un rôle spécial, on passe de la prétention à la déprime. Et on remet tout en question.

Depuis une vingtaine d'années, les intellectuels médiatiques s'adonnent à l'expiation sur l'esclavage, la collaboration... Il y a une différence entre la lucidité historique, qui est nécessaire et bienvenue, et un discours de culpabilité permanente. La France est devenue une nation meurtrie et mal à l'aise, bloquée dans ses vieux schémas de pensée. Cela la rend incapable de se projeter dans l'avenir, de changer son mode de fonctionnement, et donc de mettre en oeuvre les réformes profondes dont elle a besoin.

Quelles solutions proposez-vous ?

Premièrement, arrêter de vivre dans le déni pour comprendre qu'il faudra réaliser nous-mêmes les grandes réformes nécessaires. Nous devons cesser d'attendre un scénario magique de l'Europe ou le retour miraculeux de la croissance. Il faut agir. C'est pourquoi je pense qu'une coalition temporaire entre majorité et opposition, sur un bloc de réformes clés, est une bonne solution.

L'objectif est de ramener la dépense publique à un niveau raisonnable, c'est-à-dire à la moyenne des pays de la zone euro. Pour y arriver, la France a besoin de cinq à dix ans de réformisme dynamique. Il faut simplifier le millefeuille territorial, trop coûteux et trop complexe. Faire une grande réforme de la santé. Sur l'immigration, il faut une politique raisonnée et équilibrée de gestion des flux.

Nous avons aussi besoin d'écologiser la société en profondeur. Mais comme le dit Ségolène Royal, l'écologie ne doit pas être punitive. Ni réservée aux seuls écologistes politiques, qui par sectarisme enferment le débat dans des postures qui ne séduisent que quelques pourcents de l'électorat.

L'union que vous préconisez est-elle possible ?

C'est infernal d'être condamné à l'immobilisme à cause des blocages politiciens. Je ne parle pas d'une union nationale comme en 1917, ni d'une coalition à l'allemande, car il ne s'agit pas de notre culture politique. Une cohabitation comme la France a connu sous François Mitterrand (1986-1988 et 1993-1995) et Jacques Chirac (1997-2002) n'est pas non plus la solution.

Les querelles d'appareils ne devraient pas verrouiller les décisions politiques. La droite, qui n'a pas réussi à faire les grandes réformes de structure quand elle était au pouvoir, donne l'impression maintenant d'attendre que la gauche se plante pour se planter à son tour. C'est absurde !

Pourtant, sur certains sujets, la gauche et la droite ont été capables de mener de grandes politiques qui perdurent dans le temps, quel que soit le parti au pouvoir. La politique étrangère, la défense, l'aménagement du territoire, les infrastructures et la politique familiale ont pu être dans le passé des domaines de consensus. Aujourd'hui, il s'agit d'abord de ramener la dépense publique, qui nous condamne à une fiscalité asphyxiante, au niveau moyen de la zone euro. 

La gauche elle-même semble divisée sur les solutions...

Il y a depuis l'origine deux gauches : une gauche radicale et une gauche réformiste. Elles s'affrontent depuis longtemps, et cela continue aujourd'hui. La chute de Dominique Strauss-Kahn, en 2011, a laissé orphelin le courant sociallibéral de la gauche française. La ligne Valls qui représentait 7% à la primaire de l'automne 2011 est encore minoritaire au sein du PS. La croyance qu'il suffit de consommer plus pour relancer l'économie est enracinée.

L'État providence était une nécessité historique mais a dérivé depuis quelques décennies. Il existe aujourd'hui une coalition du statu quo qui tente d'empêcher le couple Hollande-Valls de moderniser le pays. Elle se compose de personnes influentes au PS, dans les syndicats et à la gauche de la gauche. Pourtant, l'idée que la France doit absolument se réformer n'est pas une opinion, c'est une nécessité. La Cour des comptes ne cesse de le répéter inlassablement. 

Arnaud Montebourg est-il un bon défenseur de l'industrie française ?

Il est trop emporté et il lui arrive, à intervalles réguliers, de faire des déclarations contre-productives. Mais, il croit en l'industrie, en l'entreprise et en la nécessité de la production. Au sein du PS, il ne fait pas partie de ceux pour qui le monde de l'économie et de l'entreprise est étranger et hostile.

Cette situation de division à gauche pourrait-elle aboutir à une dissolution de l'Assemblée nationale ?

Je n'en sais rien mais cela me paraît très improbable, car le PS perdrait à coup sûr les élections législatives. François Hollande ne semble pas être un joueur de poker. Et d'ailleurs, lorsque Jacques Chirac a dissous l'Assemblée nationale en 1997, il pensait gagner.

Mais si un jour les parlementaires socialistes refusent de soutenir sa politique, le président de la République n'aura que deux solutions : soit changer de ligne et faire appel à quelqu'un comme Martine Aubry ; soit dissoudre l'Assemblée avec le risque d'avoir à nommer le chef de l'opposition à Matignon. Compte tenu de l'impératif de réformes, celui-ci serait à son tour vite impopulaire.

Que pensez-vous de la réforme territoriale qui s'accélère ?

Tout le monde dit qu'elle est indispensable car il faut simplifier le millefeuille territorial. Mais elle va être très compliquée à décider. Cela dit, je pense que la priorité devrait rester aux grandes réformes économiques dans les années qui viennent.

Les élections européennes approchent. Comment analysezvous le rapport des Français à l'Europe ?

Les Français ne comprennent pas son utilité et s'en désintéressent. Le monde politique parle de l'Europe soit pour la rendre responsable de tous les maux, soit pour attendre d'elle des solutions miracle. La Commission européenne est critiquable, mais pas quand elle joue le rôle qu'on lui a confié par les traités. Les débats sur l'Europe mélangent tout. On attend tout et n'importe quoi de l'Europe. Il faudrait clarifier tout cela pour préciser ce que fait et ce que ne fait pas le Parlement européen.

Les Français sont-ils devenus majoritairement eurosceptiques ? 

Ne confondons pas les eurosceptiques et les eurohostiles ! Ce mot est employé sans précaution pour désigner les uns comme les autres : Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen ne sont pas des eurosceptiques mais des eurohostiles.

On annonce 60% d'abstention aux élections. Il me semble qu'en Europe, on compte de 20 à 25% de vrais antieuropéens, c'est-à-dire des gens qui veulent s'affranchir de toutes les règles de Bruxelles et sortir de l'euro. Il y a une petite minorité d'européistes convaincus, surtout parmi les médias et dans le monde économique. Les autres, à commencer par les abstentionnistes, sont d'une façon ou d'une autre des sceptiques, c'est-à-dire ni pour ni contre, mais désabusés.

Il faudrait clarifier le système européen sur le plan institutionnel et géographique. Expliquer que «plus d'Europe» ne veut pas forcément dire «moins de France». Et réorienter l'action de l'Europe vers ce qui permettrait de mieux défendre nos intérêts vitaux dans l'ensemble du monde. En revanche, stigmatiser les anti-européens et les gens qui votent Front national est contre-productif, car ces gens veulent précisément provoquer un choc.

Les tensions en Ukraine et, plus généralement, entre la Russie et l'Occident, marquent-elles un retour de la Guerre froide ?

N'allons pas jusque-là et n'oublions pas que les Occidentaux récoltent un peu ce qu'ils ont semé. Depuis la fin de l'URSS, en 1991, ils ont traité la Russie avec mépris. Ils ont ignoré le traumatisme profond d'un peuple qui a perdu 40 % de pouvoir d'achat avec l'effondrement de son régime et a été humilié. Cela a créé une rancoeur.

Poutine est condamnable, mais il traduit ce sursaut russe. Je ne pense pas qu'il veuille reconstituer l'empire, mais il veut affirmer la puissance retrouvée de son pays. En Géorgie et en Crimée, il a sauté sur l'occasion. Il a su profiter des fractures de ces pays, de diverses provocations maladroites et de l'indécision des États-Unis et de l'Europe.

Les États-Unis s'intéressent moins au Vieux Continent. La Russie se montre agressive. Est-ce une opportunité pour l'Europe de s'affirmer comme une puissance diplomatique ?

Cela devrait l'être ! Puisque les ÉtatsUnis étaient moins sourcilleux sur l'Otan, on aurait pu en profiter pour renforcer le poids des Européens dans cette institution. Cela aurait pu être complété par une vraie «Realpolitik» européenne avec la Russie.

Mais les Européens sont mal à l'aise avec les rapports de force. Ils croient en l'ONU, à la société civile, aux gentilles ONG contre les méchants gouvernements..., hésitent à bâtir une «Europe-puissance», au risque de devenir une grande Suisse.

En dépit de cela, l'Europe a besoin que quelques pays moteurs, comme la France, le Royaume-Uni et l'Allemagne, impulsent une vision qui entraîne les autres. Car on ne peut pas décider d'une politique étrangère à 28.

Quelle place doit avoir la Grande-Bretagne dans l'UE ?

Nous devrions l'encourager à rester car elle est indispensable pour la défense, la politique étrangère et la finance. Quitte à lui céder, en accord avec Angela Merkel, quelques concessions, comme le retour de quelques compétences communautaires soigneusement choisies.

En échange, la Grande-Bretagne devrait s'investir dans la politique étrangère et la politique de défense pour renforcer le poids de l'Europe. Il faut avoir une vision d'ensemble. Vu de Moscou ou de Pékin, une Europe sans la GrandeBretagne pèse encore moins.

Le monde est-il plus dangereux aujourd'hui qu'il y a vingt ans ?

Non. Il est plus instable, plus chaotique. Il y a beaucoup de tensions, partout, beaucoup de compétition, beaucoup de conflits locaux mais qui ne vont pas se généraliser. Le monde est plein de risques variés qui doivent être appréciés finement, au cas par cas.

N'oublions pas non plus le compte à rebours écologique et les mouvements démographiques. Mais la situation n'a rien à voir avec le xxe siècle, ses guerres mondiales et la Guerre froide. Il ne faut pas confondre : le monde actuel est imprévisible et manque d'ordre, mais il n'est pas globalement plus dangereux.

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* Hubert Védrine était l'invité de La Tribune et de la FNTP lors de la «matinale des travaux publics», mercredi 14 mai.