De l’importance pour les Digital Natives de recruter et manager des "seniors"

Par Emmanuel Stanislas  |   |  1005  mots
Favoriser la diversité des âges devient un enjeu majeur pour les ressources humaines. Et pour la compétitivité... Par Emmanuel Stanislas, fondateur de Clémentine, cabinet de recrutement spécialisé dans les métiers du web, de l’IT et des télécoms.

Depuis quelques années, LinkedIn organise une journée des parents au bureau. Une opération qui doit favoriser la compréhension des générations entre elles. Cette sympathique initiative repose sur le choc des générations auquel se confrontent régulièrement ceux qui n'ont connu que l'ère numérique.

Différents mais pas incompatibles

En entreprise, différentes générations signifient des modes de travail et des comportements également différents. La génération X est composée de « hard workers », qui ont souvent une vie de famille (pyramide des âges oblige) et croient en la méritocratie ainsi qu'en la reconnaissance du travail fourni. En cela, et bien qu'ils soient plus dynamiques et impliqués que Catherine & Liliane, ils sont souvent en décalage avec des recruteurs ou managers Digital Natives hyper connectés. Ces derniers ne dissocient pas le temps du travail et celui du loisir, la communauté des pairs et la communautés des colocataires, habitués qu'ils sont à mener de front de très nombreuses tâches, et à penser en arborescence.

Mais, contrairement aux idées reçues parmi les Digital Natives, les plus âgés qu'eux ne sont pas tous de grisonnants contemporains de René Coty ou des personnages de Mad Men en fin de carrière. La génération X, née à l'ère du minitel, fait partie de ceux qui travaillent et aspirent à travailler avec les Digital Natives. Lorsque leur vie professionnelle a commencée, internet était loin d'être généralisé. Ils ont connu de nombreux bouleversements, au-delà de celui de la digitalisation : l'effondrement du bloc soviétique, les chocs pétroliers, l'épidémie de Sida, le chômage galopant, pour ne citer que ceux-ci.

Ils y ont gagné des capacités d'adaptation largement supérieures à celles de leurs prédécesseurs ; et sont ainsi bien souvent moins réfractaires aux us digitaux qu'on ne le croit. Les 35-55 ans constituent par exemple 25% des utilisateurs de Facebook [1] en France. Pas toujours précurseurs, ils ont néanmoins vite compris l'intérêt et le fonctionnement de ce qui est instinctif pour les Digital Natives, aidés en cela par les bénéfices induits : retrouver des contacts perdus de vue, faire de la veille sur leur secteur, trouver un emploi.

Des savoir-faire et des savoir-être à transmettre

Dans le film Les Stagiaires [2], dont l'action se déroule chez Google lors d'une session de recrutement, des jeunes gens viennent saluer Owen Wilson et Matthew Vaughn, et s'éloignent quand ils découvrent que ces deux quadras sont eux-mêmes des aspirants qui rêvent de décrocher un emploi, et qu'ils n'ont donc rien à leur apporter. Le film est caricatural pour des besoins romanesques et comiques, mais il reflète le fait que les Digital Natives rejettent parfois les plus âgés, qui n'appartiennent pas à leur « tribu », diffèrent de par leurs codes vestimentaires, et n'ont d'après eux guère de sujets de conversation connexes qui permettraient de passer un bon moment au prochain « afterwork ».

C'est sous estimer les apports de la génération X et même des baby boomers à tous les niveaux de l'entreprise. Car passé le choc des cultures, ils ont indéniablement des savoirs rares à transmettre.

Les non Digital Natives manient en effet les codes de la communication verbale et non verbale, bien utiles à l'heure de traiter avec des interlocuteurs de haut niveau. Leur savoir‑être est nourri de loyauté et de culture d'entreprise. Moins volatiles que les Digital Natives, ils n'hésitent pas à mettre en avant leur fierté d'enseigne. Ils sont en quelque sorte des experts du storytelling corporate, qu'ils pratiquent bien souvent avec un naturel d'autant plus déconcertant qu'il est involontaire.

La sérénité est leur alliée. Les plus de 40 ans bénéficient et souffrent, selon les points de vue, d'un rapport au temps différent. Cela leur confère deux forces. Leur rapport au temps long fait qu'ils ont assez d'expérience pour ne pas répercuter sur leur entourage les sources de stress conjoncturelles inutiles. Leur rapport au moment présent et à l'immédiateté fait qu'ils sont de bons négociateurs, car ils ont l'habitude de prendre du recul avant de donner un accord ; et n'hésitent pas à le faire savoir à leurs interlocuteurs.

 Autre savoir qui ne s'acquiert que sur la durée : l'intelligence politique des organisations. Mathématiquement, ils ont été confrontés à plus de configurations professionnelles. Souvent, ils ont eu plusieurs vies. Et analysent les rapports de pouvoirs et les mécanismes de prise de décision avec une acuité plus développée.

Favoriser la diversité des âges : un enjeu pour les RH

Si la question de la diversité est au cœur des enjeux RH, il lui manque encore d'être étendue à la notion d'âge et de génération. Ceux qui travaillent avec des équipes internationales savent bien que les différences culturelles peuvent entraîner des incompréhensions et des pertes de productivité. Ils savent également que ces différences ne sont pas insurmontables. Les chercheurs R. Huckman et B. Staats ont mené des expériences dont les résultats[3] versent de l'eau au moulin de la nécessaire diversité, démontrant notamment que c'est la régularité avec laquelle une équipe se côtoie qui est déterminante pour augmenter la productivité de manière drastique.

Faire cohabiter non Digital Natives et Digital Natives est donc la dernière frontière de la diversité. Time Warner l'a déjà franchie, mais aussi Danone et d'autres, en créant des mentorats inversés. Et l'expérience s'est révélée si réussie qu'elle a été reconduite ; des bénéfices ayant été constatés sur le jeune tuteur et sur le moins jeune mentoré.

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[1] Source étude Nielsen, 2012.

[2] Shawn Levy, 2013, Twentieth Century Fox France

[3] Travailler avec une équipe qui se connait bien, ça paie, R. Huckman et B. Staat, Harvard Business Review Août -septembre 2014