Cahuc ou la foi en une science économique pure et dure

Par Ivan Best  |   |  1129  mots
Pierre Cahuc, professeur à polytechnique, membre du Conseil d'Analyse économique
Dans un livre au vitriol, Pierre Cahuc et André Zylberberg défendent l'idée d'une science économique infaillible et incontestable, fondée sur des expérimentations. Ils veulent en conséquence priver de parole les économistes "hétérodoxes" contestant les résultats de cette science.

C'est bien connu, l'idéologue, c'est toujours l'autre. Dans un pamphlet qu'ils viennent de publier, les économistes Pierre Cahuc et André Zylberberg assimilent leurs collègues « hétérodoxes », qui se situent hors du courant libéral, à des idéologues fumeux, auxquels les media donneraient une place beaucoup trop grande. Ces économistes gauchisants, ignares et de mauvaise foi, nieraient les apports de la science économique, tels les climato-sceptiques récusant l'idée même du réchauffement climatique ou les industriels du tabac qui ont soutenu pendant des dizaines d'années la thèse d'une innocuité de la cigarette. Comparaison flatteuse !

Au nom de la science, Pierre Cahuc et André Zylberberg condamnent ces économistes non libéraux, et enjoignent les media de les priver de parole. Lyssenko, ce technicien agricole soviétique à l'origine d'une théorie génétique pseudo-scientifique devenue doctrine officielle par la grâce de Staline, est convoqué pour mieux appuyer le propos, tout en nuance.

L'économie, une science expérimentale

Cahuc et Zylberberg ne tombent-ils pas dans les travers qu'ils dénoncent ? Au nom de la science ils condamnent leurs collègues dits «hétérodoxes », comme Copernic fut condamné par des universitaires bien pensants. Mais au nom de quelle science ? Ils estiment que « l'économie est devenue une science expérimentale » tout comme la médecine et la biologie. Sur la base d'expériences, il est donc possible d'établir des lois économiques valables partout et tout le temps, comme le sont les lois de la chimie ou de la physique. Ainsi, une expérimentation, basée sur la comparaison d'un groupe de salariés en Alsace ayant réduit leur durée de travail hebdomadaire de 20 minutes et d'un autre groupe ne l'ayant pas diminué, a montré que la baisse du temps de travail dans le premier cas ne créait pas d'emplois. Conclusion de Pierre Cahuc, qui a désormais valeur de « résultat scientifique » : partout et tout le temps, la réduction du temps de travail ne crée pas d'emplois.

Peut-on en douter ? Les auteurs n'en démordent pas : « l'économie est devenue une science expérimentale fondée sur une analyse rigoureuse des faits ». Toute l'économie, vraiment ? Peut-on réaliser des expériences sur les conséquences globales de la crise financière ? C'est évidemment difficile. Sur les politiques de « quantitative easing » conduites par les banques centrales ? Compliqué également, les auteurs évitent donc ce sujet sans doute mineur à leurs yeux. Sur l'impact des politiques de relance budgétaire ? Là, Pierre Cahuc et André Zylberberg admettent qu'il s'agit « d'une tâche ardue ». Ils citent une étude américaine établissant la présence d'un effet multiplicateur (un dollar dépensé en plus provoque une augmentation du revenu de 1,6 dollar). Mais ils en mettent une autre en avant, qui démontre un impact négatif des dépenses publiques. Bref, c'est compliqué. Et il est difficile de forger des théories explicatives du fonctionnement de l'économie, ce que demandent les responsables politiques et les citoyens, à partir de quelques études portant sur des sujets parcellaires.

Pas de quoi, pourtant, aux yeux des auteurs, douter de la validité de cette méthode expérimentale, basée sur l'analyse du comportement d'échantillons de populations. Elle est forcément supérieure à l'étude des données macro-économiques, qui apparaît largement passée de mode. Du reste, aucun jeune chercheur en économie ne se tourne aujourd'hui vers la « macro ». Mieux vaut s'intéresser à ce qui apparaît comme une science pure et dure, tout comme le sont les mathématiques, la chimie, la physique...

Face aux réactions assez vives qu'a suscité leur ouvrage, Pierre Cahuc et André Zylberberg semblent amorcer une prudente marche arrière.

« Notre ouvrage récemment publié, suscite de nombreuses réactions et commentaires dont beaucoup déforment notre propos, et minent sa crédibilité » écrivent-ils dans les Echos. « Ainsi, selon certains, nous soutiendrions que l'économie est devenue une science exacte, donc peu susceptible d'être contestée ! (...) Mais cette affirmation est aux antipodes de ce que nous disons. Nous soutenons simplement que, dans tous les domaines, faire confiance à une communauté constituée de milliers de chercheurs reste la meilleure option pour avoir une opinion éclairée sur les sujets que nous ne connaissons pas. C'est néanmoins une forme de pari, car même si la science constitue le moyen le plus fiable de produire des connaissances, elle peut se tromper. »

Des « chercheurs neutres »

Mais si les chercheurs ne sont pas d'accord entre eux ? La suggestion des auteurs est plutôt d'éviter ce genre de débats. Ils conseillent aux media de s'appuyer sur des « chercheurs neutres ». Ainsi, pour comprendre le réchauffement climatique, il vaut mieux inviter deux chercheurs compétents sans engagement politique et conflit d'intérêt plutôt qu'opposer un climato-sceptique à un écologiste.

Prendre cet exemple caricatural, c'est bien sûr le signe d'une volonté de frapper les esprits. Mais à trop vouloir caricaturer... En tous cas, mieux vaut éviter de mettre en face « deux contradicteurs incités à défendre des idées motivées par l'idéologie » disent-ils.

Des chercheurs neutres sont mieux à même de porter un constat sur l'existence d'un consensus et de débattre le cas échéant de sa portée, que ou par des intérêts personnels. Il ne s'agit donc pas d'empêcher le débat, bien au contraire. Mais pour organiser des débats informatifs en économie, les média seraient bien inspirés d'abandonner la recherche d'une confrontation politique, le plus souvent présentée comme un affrontement entre des courants de pensées. Cela perpétue l'idée que l'économie est toujours une question d'opinion. Ils devraient plutôt faire appel aux meilleurs spécialistes, sans position partisane affichée (...).

L'économie, qui est avant tout une science sociale, peut-elle évacuer toute préférence partisane, ou même toute référence à une vision de la société ? Bien évidemment non. L'économie néo-classique appuie ses raisonnements sur le postulat que les décisions des consommateurs, producteurs, sont strictement individuelles, et prises en fonction de l'intérêt bien calculé de chacun (elle s'inspire de l'utilitarisme théorisé dès le XVIIIè siècle par le philosophe britannique Jeremy Bentham). Ce postulat est à lui seul issu d'une conception bien déterminée de l'organisation sociale.

La foi des auteurs en une science économique pure et dure est finalement un peu naïve, et pas méchante, n'était la volonté de censurer tous ceux qui n'adhèrent pas au courant « mainstream ». Elle finit, à force d'excès, par s'apparenter à une véritable idéologie.

 Pierre Cahuc, André Zylberberg

Le négationnisme économique et comment s'en débarrasser

Flammarion