Ce qui va changer pour les pays émergents après la crise du Coronavirus

Par Abdelmalek Alaoui  |   |  899  mots
Abdelmalek Alaoui, Editorialiste (Crédits : La Tribune)
« Basculement de civilisation », « changement de paradigme », « nouvel ordre mondial », les formules fortes – et souvent définitives- se font une concurrence acharnée ces dernières semaines dans la bouche des éditorialistes, experts, et autres prospectivistes, qui trouvent dans la pandémie un terreau fertile pour imaginer le monde post Covid-19. S’il est évidemment extrêmement difficile d’imaginer quelle sera notre manière de vivre, de nous nourrir, de consommer, de produire ou tout simplement de nous mouvoir dans la mondialisation après la pandémie, certaines tendances fortes laissent présager la possibilité d’une fenêtre d’opportunité inégalée pour les pays émergents. Trois ruptures doivent ainsi être suivies de près.

Nul ne sait à date quel sera le bilan humain de la pandémie. Au vu des dernières tendances, il y a fort à penser que le nombre de victimes sera insupportable pour un monde que l'on croyait moderne, débarrassé du spectre des épidémies, et en capacité de faire face à une pandémie. Comme la théorie du « Cygne noir » de l'essayiste Nassim Nicholas Taleb, le virus a imposé une nouvelle réalité qui s'impose à tous. Dans ce cadre, nos certitudes sont en train de s'effondrer les unes après les autres, notamment au niveau de la production de biens et services, dont le centre de gravité a clairement basculé vers l'Asie au cours des trente dernières années. Au nom de la féroce guerre des prix que se mènent les multinationales afin de toujours produire moins cher, et du fait de l'agressivité commerciale du modèle chinois, les capacités de production ont en effet peu à peu basculé en Asie, rendant l'empire du milieu incontournable, presque « Too big to fail ». L'histoire récente vient de nous montrer que nous avions tort.

Une sur-dépendance à la Chine ?

Or, et c'est là la première rupture pour les pays émergents, le monde est en train de prendre conscience que cette sur-dépendance à l'« usine du monde » risque de casser les chaînes d'approvisionnement du commerce mondial, touchant parfois des produits essentiels, comme cela est le cas avec la pandémie actuelle. Commencer à rapatrier de la capacité de production n'est toutefois pas chose aisée selon la complexité des produits, comme le souligne l'expert Alexandre Mirlicourtois à travers son analyse de l'impact de la Chine sur les chaînes de valeur mondiales , où il souligne que la moitié de la capacité mondiale de production dans la sidérurgie, l'informatique ou encore l'électronique est aux mains de Pékin. D'autres secteurs, tels que le textile, peuvent quant à eux être réorientés plus facilement, mais connaîtront un renchérissement de leurs prix de revient, ce qui sera difficilement accepté par des consommateurs drogués par la « Fast Fashion » et ses prix écrasés. Dans ce contexte, les pays émergents disposent d'une carte maîtresse dans leur main : leur proximité avec les marchés porteurs, et leur capacité à venir se substituer en partie à la Chine pour produire à travers la création de « Hubs » ou corridors régionaux qui serviraient de base arrière d'achalandage pour les grands groupes multinationaux.

Une opportunité macro-économique et financière

La seconde opportunité est macro-économique et financière. Avec la crise du Coronavirus, l'Occident n'a plus à sa disposition qu'une très faible marge de manœuvre en matière de relance de l'économie à travers des taux directeurs encore plus bas. Pour mémoire, la crise financière de 2008, dont les stigmates sont encore vivaces, avait entraîné des plans de relance massifs :  5.000 milliards de dollars à l'échelle de la planète, auxquels il faut ajouter 4.000 milliards de dollars par la Réserve Fédérale et 3000 milliards d'euros par la BCE. Le corollaire était une baisse importante des taux pour encourager le crédit et l'investissement. Dans certains pays, comme la Suisse, l'on constate même des taux négatifs. En sortie de crise, les investisseurs disposant de liquidités chercheront donc avec avidité des projets d'investissement leur permettant d'obtenir des intérêts supérieurs à ce qu'ils peuvent espérer aux États-Unis ou en zone euro. Cela signifie que les émergents, à condition qu'ils puissent présenter des opportunités d'investissement crédibles, disposeront d'une position favorable pour obtenir des lignes de financement qui leur étaient proposées jusqu'alors à des taux usuriers. C'est là où cette seconde opportunité rejoint la première : les pays qui se positionneront comme des « Hubs » régionaux de substitution à la production chinoise devraient être en capacité d'avancer rapidement et de s'insérer dans cette dynamique. Il leur faut toutefois compter d'abord sur leurs industries nationales et les appuyer fortement, car les Investissements Directs Etrangers (IDE), longtemps considérés comme l'Alpha et l'Omega de l'industrialisation des pays émergents, seront de facto limités au sortir de la crise.

Un accélérateur de la transformation ?

Enfin, la crise du Coronavirus a fait ressortir une troisième opportunité pour les pays émergents, à savoir l'accélération de la transformation et des réformes. Pour beaucoup de pays, un effort massif de mise à jour des infrastructures de santé est désormais la priorité absolue et des moyens considérables, impossibles à mobiliser en temps normal, y sont dévolus. Dans beaucoup de cas, des administrations que l'on pensait sclérosées et incapables d'évoluer ont montré leur capacité à s'adapter et à trouver des solutions pragmatiques à des problèmes urgents. Là où des équipements urgents venaient à manquer, tels les masques, l'on a vu fleurir des initiatives innovantes. En bref, une grande partie des pays émergents ont substitué à leur carence de moyens une débauche d'inventivité, prouvant qu'ils étaient en capacité de se transformer et de réformer leurs systèmes. Ce souffle modernisateur, s'il venait à être prolongé et combiné avec les deux premières ruptures, constitue une chance unique pour les émergents ainsi que les pays pauvres de réinventer leurs tissus productifs et leurs modèles de gouvernance. Reste à passer le cap actuel et à tenir jusqu'à la fin de la crise, sans oublier d'en tirer tous les enseignements.