Constellation des conspirations

Par Abdelmalek Alaoui  |   |  1005  mots
Abdelmalek Alaoui, Chroniqueur (Crédits : La Tribune)
Rupture(s). « Le contraire de la connaissance, ce n’est pas l’ignorance mais les certitudes. ». Ce raccourci saisissant du penseur Richard Benzine constitue sans doute la meilleure explication à la montée en puissance phénoménale des théories du complot depuis l’avènement du XXIe siècle. Plus que tout, l’être humain est en recherche de convictions car le doute, consubstantiel de la pensée, le rend anxieux. Cependant, plus que les « Fake News », la constellation des conspirations constitue le danger le plus prégnant pour les démocraties, car elles empêchent d’ancrer dans le réel les politiques publiques. Mais tout ceci ne raconte qu’une partie de l’histoire. Et si les théories du complot -nécessairement fausses- prospéraient grâce à une conjuration bien réelle ?

Il faut lire le livre de Rudy Reichstadt, « l'Opium des imbéciles ». Cet opus paru le mois dernier doit même devenir une lecture obligatoire pour lycéens. Pour la première fois, le fondateur du site conspiracywatch.info, qui estime que la « critique du complotisme est un sport de combat », s'est attaqué sans complaisance ni bien-pensance au phénomène conspirationniste, en démontant avec talents ses ressorts et mécanismes. Dénonçant cette « invraisemblable indulgence sur laquelle le complotisme, cette crédulité bêlante qui se prend pour de l'indépendance d'esprit, a pu et peut encore compter pour prospérer », Reichstadt fait œuvre de salubrité publique, en nous décomplexant vis-à-vis de tous ceux en face desquels, trop souvent, nous gardons un silence gêné ou poli, de peur de passer pour des réactionnaires. Et plus les théories du complot trouvent des adeptes et progressent, moins les gardiens de la raison s'expriment, de peur probablement de passer pour des esprits simples qui ne sauraient appréhender la complexité.

Le « mur de la peur » de la majorité silencieuse

Ne nous y trompons pas, c'est bel et bien le « mur de la peur » de la majorité silencieuse, mâtiné de cette nouvelle religion qu'est le politiquement correct sur lequel prolifèrent les thèses conspirationnistes. Si beaucoup d'entre elles, à l'instar du mouvement des « platistes » -ceux qui pensent que la terre est plate- comportent une espèce de charme suranné, la majorité d'entre elles comportent un objectif politique, celui de peser sur les opinions et de modifier leur manière d'appréhender les grands équilibres qui ont forgé l'histoire de la planète. Certains même ont pu jouer un rôle dans la dernière élection américaine, à l'instar du complotiste star Alex Jones et de son site infowars, d'où est partie la funeste thèse du « pizzagate » qui voulait relier la campagne d'Hillary Clinton à un réseau pédophile.

Le pire, c'est que beaucoup des théories conspirationnistes ont une portée politique sans le savoir et sans que leurs instigateurs n'aient une idée claire de l'objectif poursuivi. Il suffit en effet d'un concours de circonstances, d'une singularité, d'un événement inattendu, pour construire une thèse conspirationniste. Les réseaux sociaux font souvent le reste, offrant une plateforme inégalée à tous les esprits qui estiment que la vérité serait systématiquement cachée par une coalition de forces à la puissance inouïe et aux objectifs inavouables. Là aussi, c'est le besoin de trouver des réponses à des événements qui paraissent inexpliqués qui vient générer et faire proliférer les thèses du complot. Prenant à revers ce biais cognitif, l'ancien Premier ministre français Michel Rocard avait eu cette formule célèbre : « Toujours préférer l'hypothèse de la connerie à celle du complot. La connerie est courante. Le complot exige un esprit rare. »

« Toujours privilégier la connerie au complot »

Les faits étayent cette boutade. Un complot exige comme donnée essentielle le secret. Or, conserver un secret au-delà de deux personnes tient de la gageure. La deuxième condition pour la réussite d'un complot est un phasage précis afin d'influencer les différents protagonistes. Or, de manière empirique, l'on peut affirmer que les choses se passent rarement comme prévu dès lors qu'il s'agit de rapports humains. Souvent, ce qui n'était pas un complot à l'origine est décrit comme tel ensuite, dans une tentative de post-rationnaliser des éléments qui échappent à la raison. C'est sur ce double terreau des secrets non tenus et d'une trajectoire non maîtrisée que sont étouffées dans l'œuf la plupart des tentatives de complot, et que fleurissent paradoxalement les fantasmes...

Ceci constitue précisément le nœud gordien et le paradoxe de cette prolifération des conspirations. Car de vrais professionnels savent les exploiter, contribuant à un effet boule de neige. En effet, de nombreux services de renseignements surfent sur les communautés conspirationnistes pour y « injecter » du contenu visant à déstabiliser les adversaires des nations qu'ils servent. Partant du principe que même si un « mensonge répété mille fois ne deviendra pas une réalité », le matraquage d'un message- notamment auprès des populations les plus enclines à croire une vérité dite parallèle- influencera les comportements, et, in fine, les opérations de vote. De surcroit, le peu d'entrain des géants du net à contrer les « Fake News » et leurs inévitables corollaires conspirationnistes laisse à penser que les GAFAM ont intérêt à ce que ce mouvement mortifère continue sa progression. De là à y voir une conjuration pour que les peuples ne perçoivent pas la confiscation de leur cerveau par l'économie de l'attention, il y a un pas que l'on peut franchir aisément au vu des évolutions récentes.

Une conjuration des GAFAM ?

Disposant d'une force de frappe financière inégalée, d'une situation de quasi-monopole, et d'une armée numérique, les GAFAM peuvent légitimement être considérés comme à la tête d'une conjuration. A la différence de la conspiration, cette dernière repose sur une entente visant à la perpétuation d'une situation de domination, ayant pour centre de gravité la captation des données. Considérée depuis quelques années comme le nouvel « or noir », la Data est devenue l'alpha et l'oméga des stratégies de puissance articulées par les GAFAM. En connaissant de manière intime les données de leurs clients, les géants du net peuvent non seulement leur proposer des publicités ciblées, mais également des contenus visant à les maintenir dans leurs certitudes afin d'allonger leur temps d'activité sur les réseaux, maximisant ainsi les profits. En somme, une nouvelle aliénation silencieuse est en cours. Et il est d'autant plus difficile de la contrer que toutes les voix dissonantes doivent nécessairement passer par des canaux contrôlés par la Silicon Valley...