Dette souveraine  : un faux débat mais un vrai sujet

Par Emmanuel Combe et Didier Marteau (*)  |   |  801  mots
(Crédits : Ralph Orlowski)
OPINION. Jugée "inenvisageable" par la présidente de la BCE, Christine Lagarde, l'annulation de la dette souveraine détenue par la Banque centrale est demandée par certains économistes. (*) Emmanuel Combe, Professeur à Skema Business School, et Didier Marteau, Professeur à l’ESCP, expliquent les raisons pour laquelle un effacement de cette dette serait, à leurs yeux, dangereux.

La présidente de la BCE, Christine Lagarde, a récemment réaffirmé la non-conformité avec les Traités européens de la proposition d'effacement de la dette souveraine détenue par la Banque centrale, proposition soutenue par certains économistes. Trois arguments économiques viennent conforter sa position juridique.

Tout d'abord, annuler la dette souveraine détenue par la BCE reviendrait à abandonner 3.200 milliards à l'actif de la BCE. Les fonds propres de la BCE étant de 100 milliards d'euros, cette décision  entraînerait des fonds propres négatifs de ... 3.100 milliards d'euros. Certes, le droit de seigneuriage de la Banque centrale, l'émission de billets et la  rémunération aujourd'hui négative du compte des banques à la BCE, pourraient permettre à la Banque centrale de rester solvable, même avec des fonds propres négatifs. Mais une telle situation atypique susciterait la défiance des investisseurs, conduisant à des sorties massives de capitaux et à une forte dépréciation de l'Euro.

"Hélicoptère monétaire"

Ensuite, annuler la dette souveraine détenue par la BCE est un processus assez différent de celui mis en œuvre jusqu'ici, consistant à racheter aux banques les obligations d'Etat qu'elles ont-elles-mêmes acquises sur le marché primaire. Dans le cas des politiques accommodantes, la monnaie émise a toujours pour contrepartie l'endettement du Trésor. En revanche, l'annulation pure et simple de la dette souveraine s'apparente à de « l'hélicoptère monétaire » : la monnaie émise ne donne plus lieu à remboursement, puisque les titres ont été revendus à la Banque centrale, qui les a annulés. A nouveau, une telle décision remettra en cause toute la crédibilité acquise par la BCE et suscitera la défiance généralisée.

Neutre financièrement pour les Etats

Enfin et surtout, on ne voit pas bien l'intérêt d'annuler la dette souveraine détenue par la BCE (30%), dans la mesure où elle est neutre financièrement pour les Etats. En effet, le Trésor rembourse régulièrement sa dette en émettant une dette nouvelle, la transformant en quelque sorte en une dette perpétuelle qui ne sera donc jamais remboursée. Quel que soit le niveau des taux d'intérêt lors du renouvellement de la dette, les coupons versés par le Trésor à la BCE seront autant de revenus pour la Banque centrale, qui les reversera sous forme de dividendes .... au Trésor. La dette rachetée par la BCE ne coûte en réalité rien au contribuable. On peut considérer qu'elle est « naturellement » effacée. Il serait d'ailleurs judicieux de soustraire de la dette publique totale, inscrite au numérateur du ratio dette publique / PIB, la part détenue par la BCE, dont les intérêts ne sont pas une charge pour le contribuable. Si l'on fait ce petit exercice au niveau de la zone Euro, la dette publique totale n'est plus de 11.000 milliards mais de 7.800 milliards, puisque  3.200 milliards de titres d'Etat sont détenus par la BCE. Cela équivaut à un ratio de l'ordre de 70%.

Le risque d'une forte inflation

Faut-il pour autant considérer que la dette souveraine détenue par la BCE ne pose aucun problème ? Sans doute pas mais le vrai sujet est ailleurs. Le risque majeur est celui d'un retour à une forte inflation. On nous objectera que les politiques monétaires expansionnistes menées depuis 2008 aux Etats-Unis et 2015 dans la zone euro, qui ont « injecté » massivement des liquidités n'ont pas conduit à la moindre pression inflationniste. Mais c'est oublier que ces politiques monétaires ont créé surtout de la base monétaire, c'est-à-dire de la monnaie détenue par les banques sur leur compte à la Banque centrale, mais beaucoup moins de masse monétaire, c'est-à-dire de monnaie détenue par les ménages et les entreprises sous forme de billets ou de dépôts. En revanche, depuis 2020, on assiste à une forte hausse de la masse monétaire, qui a augmenté de plus de 1.000 milliards au sein de la zone euro. Cela représente 10% de la masse monétaire. Le potentiel inflationniste d'une telle croissance est  aujourd'hui contenu par la forte baisse de la vitesse de circulation de la monnaie, de l'ordre de 20%, résultant de la chute de la consommation à cause du Covid. De plus, l'inflation est en réalité déjà là, dans le prix des actifs financiers, immobiliers ou encore des œuvres d'art, qui sont soumis à de véritables « bulles ». On ne peut exclure que l'inflation ne reparte demain sur le marché des biens et services, à la faveur du retour de la croissance. Ce serait une mauvaise nouvelle pour les citoyens européens, non pas comme contribuables mais comme ...consommateurs, puisque leur pouvoir d'achat diminuerait. N'oublions pas que l'inflation est aussi une taxe, même si elle paraît plus indolore que l'impôt.