L'État doit-il racheter les licences de taxis ?

Par Richard Darbéra  |   |  1819  mots
Richard Darbéra, chercheur au CNRS.
Quelle solution envisager pour sortir d'une législation ubuesque, qui a donné lieu à la constitution d'une véritable usine à gaz? Racheter les licences des taxis n'est pas si simple, l' exemple irlandais plus souvent mis en avant est plus complexe qu'il n'y paraît. Des solutions sont possibles, qui passeraient par une taxe. Par Richard Darbéra, chercheur au CNRS.

Dans la plupart des pays d'Europe, la législation ne distingue que deux modes de transport particulier de personnes : d'une part les taxis et d'autre part ce qui correspond à nos voitures de tourisme avec chauffeur (VTC). Il n'y a, en Europe, que quatre pays qui dérogent à cette règle : trois pays, les Pays-Bas, la Suède et la Norvège qui n'ont qu'un seul mode depuis que la dérégulation du secteur des taxis a aboli la distinction entre taxi et VTC, et un cas unique au monde, la France, où cohabitent cinq modes de transport particulier : les Grandes de Remises devenues VTC qui n'ont pas le droit de stationner sur la voie publique dans l'attente de clients, les « LOTI » qui n'ont pas le droit de transporter moins de deux passagers, les VSL ou véhicules sanitaires légers qui partagent avec les taxis le monopole du transport de malades assis, les petites remises en voie d'extinction programmée, et, bien sûr, les taxis.

Usine à gaz française

Cette usine à gaz réglementaire qui s'est progressivement construite au cours du demi-siècle a une explication : la remarquable créativité dont le législateur français a su faire preuve pour protéger la rente que les taxis tirent de leur licence.

Le fiasco de la loi Thévenoud montre que cette fois le législateur français a épuisé ses recours. Il n'arrive plus à protéger la rente des taxis, et ces derniers le prennent très mal. Le gouvernement a donc nommé un médiateur, le député Grandguillaume pour tenter de sortir de l'impasse. Ses propositions comprennent des mesures pour colmater les failles toujours plus nombreuses de l'usine à gaz afin d'éviter qu'elle ne s'effondre, mais comme cela ne suffira pas à protéger la rente des taxis, le médiateur propose aussi de racheter leurs licences.

Préserver l'usine à gaz

À l'étranger, le législateur ne se préoccupe pas de savoir si les chauffeurs de VTC parlent anglais et s'ils savent répondre à « 110 questions à choix multiples ». Son rôle est seulement de s'assurer que les demandeurs d'une carte de chauffeur ont un casier judiciaire vierge, qu'ils sont médicalement aptes et qu'ils n'ont pas commis d'infraction routière grave. En France les exigences de formation, et maintenant d'examen, qui se sont progressivement accumulées pour les chauffeurs de VTC n'ont été inventées que pour tenter de tarir la source de nouveaux chauffeurs qui est à la base du développement des plateformes de VTC.

C'est seulement parce que les chauffeurs de LOTI n'ont jamais été soumis à une quelconque contrainte de formation que les plateformes de VTC se sont tournées vers eux. Le projet Grandguillaume s'efforce de colmater cette brèche.

Acheter le calme des taxis en appliquant le modèle irlandais ?

Pour acheter le calme des taxis il propose aussi de « mettre en place d'un fonds de garantie, en cas de cessation d'activité », c'est-à-dire de racheter leurs licences.
On lit parfois dans la presse que l'exemple viendrait de l'Irlande où, pour pouvoir déréguler le secteur des taxis, l'État aurait racheté leurs licences. Les choses ne sont pas si simples et l'expérience irlandaise vaut le détour.

Quand, en 2000, un jugement de la Haute Cour a aboli le numérus clausus qui contingentait les licences de taxis, la valeur des licences de Dublin qui tournait autour de 140 000€ est tombée au dessous de 6 300€, le prix auquel l'État vend les nouvelles licences. Le jugement de la Haute Cour et la loi qui ont supprimé le contingentement avaient bien précisé que la perte de valeur des licences ne pouvait légalement -ni ne devait- donner droit à compensation.

 Une simple compensation de trop perçu d'impôt

 En fait, certains propriétaires de licences ont pu recevoir une compensation partielle sous la forme d'un remboursement de trop-perçu d'impôt. La loi de finance de février 2001 a en effet autorisé les chauffeurs de taxi propriétaires d'une licence, et d'une seule, à déduire rétroactivement de leurs revenus déclarés sur cinq années consécutives l'amortissement de leur achat à raison de 20 % par an. Pour un taux d'imposition de 26 % en vigueur à l'époque, cela revenait à rembourser en tout 26 000 € au chauffeur de taxi qui aurait payé sa licence 100 000 € ,  à condition, bien sûr, qu'il ait déclaré des revenus d'activité suffisamment élevés pour avoir payé chaque année plus de 5 200 €/an d'impôts sur le revenu.

La plupart des taxis exigeant des paiements en liquide, on peut penser que c'était le cas de très peu d'entre eux. On ne connaît pas le montant de la dépense fiscale que cette mesure a coûté au Trésor, mais elle n'a probablement représenté que quelques pourcents de la valeur totale des licences que la dérégulation avait fait évaporer. Les grèves et les manifestations des anciens taxis n'y ont rien fait.

 Une aide moyenne de 11.500 euros

 En février 2002, la situation de détresse de certaines personnes qui avaient placé leurs économies dans l'achat de licences a cependant conduit le gouvernement à nommer le Taxi Hardship Panel, un comité de sages pour étudier la nature et l'étendue des difficultés financières rencontrées par ces personnes, et pour recommander des critères d'attribution d'aide. Le comité a reçu et étudié plus de 2 000 requêtes. Au terme de cette étude, le rapport du comité a recommandé la création d'un régime de paiements au bénéfice des titulaires de licences de taxi qui entraient dans l'une des six catégories dont le comité estimait qu'elles avaient subi des « difficultés financières personnelles extrêmes » découlant de la libéralisation des taxis. Les paiements allaient de 3 000 à 15000 € selon la catégorie de difficultés en cause.

Contrairement à la légende, pas de rachat des licences

Au terme du programme, en septembre 2004, un peu plus de 1 500 personnes avaient reçu une aide moyenne de 11 500 €, dix fois moins que le prix atteint par les licences à Dublin juste avant le "décontingentement". On notera que contrairement à une légende entretenue par certains économistes français , l'État n'a pas racheté les licences, mais qu'il a seulement accordé un dédommagement, au reste très partiel, à un peu plus d'un tiers des anciens propriétaires de licences. Le coût total de l'opération (17,5 millions €) était largement inférieur au produit de la vente des 10 000 nouvelles licences au prix de 6 300 € chacune.

Comme les taxis français financent généralement l'achat de leur licence par un emprunt bancaire sur 7 ans, on pourrait imaginer de leur permettre rétroactivement de déduire l'amortissement de leur licence de leurs revenus déclarés des 7 dernières années. Mais il est très peu probable que les taxis français acceptent d'être traités comme leurs collègues irlandais. Il faudra donc bien racheter les licences.

Racheter les licences, peut-être, mais à quel prix ?

La proposition de Grandguillaume est de racheter les licences des taxis au moment de leur départ à la retraite. De son point de vue, l'avantage de la solution est d'étaler dans le temps le coût fiscal de l'opération. Mais cela suppose aussi de maintenir l'usine à gaz en faisant la chasse aux LOTI qui se comportent comme des VTC et en retardant par tous les moyens l'accès à la profession de chauffeur de VTC -les autres propositions du médiateur. Attendre les départs à la retraite c'est donc continuer de freiner le développement d'un secteur offrant une mobilité qui, par construction, répond exactement à la demande des usagers.

Racheter l'ensemble des licences?

Une autre solution serait de libérer totalement le développement de cette offre de mobilité en rachetant immédiatement l'ensemble des licences de taxi. Combien cela coûterait-il ?  Les économistes qui se sont exprimés dans la presse (par exemple Alain Bonnafous et Jacques Delpla dans Atlantico ) avancent des chiffres qui vont de 4 à 5 milliards d'Euros pour le rachat des licences des taxis parisiens et de 6 à 8 milliards si l'on ajoute celles des taxis de province.

Ces estimations partent d'une hypothèse de rachat aux prix que ces licences atteignaient en 2015. La proposition de Grandguillaume est de racheter les licences à leur prix d'achat corrigé de l'inflation. Nous avons estimé le coût de l'opération, mais seulement pour les taxis parisiens, faute d'avoir obtenu l'accès aux données nationales du ministère de l'Intérieur. Pour les taxis parisiens la facture s'élève à 913 millions d'Euros, à 1,29 milliards si on inclut le rachat des licences obtenues gratuitement et à 1,95 milliards si l'on rachète aussi les licences détenues par les entreprises, au premier rang desquelles G7-Taxis Bleus.

Comment financer ce rachat ?

 Dans le scénario où toutes les licences sont rachetées immédiatement, il est certain que la plupart des artisans taxis souhaiteront continuer d'exercer leur métier. On peut leur offrir cette possibilité en louant mensuellement une licence d'un nouveau type. Pour que l'offre reste attractive, on continuerait de réserver aux taxis le monopole des stations et des aéroports ainsi que celui de la maraude non-électronique. À côté de ce monopole, on pourrait aussi leur donner le droit de fonctionner comme les VTC, c'est à dire avec un tarif libre, à condition de passer par une application.

Le montant du loyer pour ces licences peut être estimé comme la rente du placement que constitue la licence. Dans les conditions actuelles du marché, une rente de 5% pour un capital de 200 000€ donne un loyer mensuel de 833€. Ce loyer est sensiblement inférieur à celui actuellement pratiqué par les loueurs parisiens.

 Une taxe de 6% sur les courses de VTC et taxis

Avec les recettes d'un tel loyer, le rachat des licences des artisans taxis parisiens pourrait être financé par un emprunt remboursable en 6 ans ; ou en 7 ans si l'on rachète aussi les licences qu'ils ont obtenues gratuitement. On peut rembourser l'emprunt dans les mêmes délais en le finançant par une taxe de 6% sur l'ensemble des courses taxis et VTC, à condition, bien sûr, de pouvoir exercer un contrôle fiscal rigoureux sur les recettes des uns et des autres.

La combinaison des deux modes de financement -loyers et taxe- ramène les délais de remboursement à moins de 4 et 5 ans respectivement. Faute de données, nous ne savons pas comment ce scénario pourrait être adapté et étendu à l'ensemble du pays, mais on peut aussi considérer la région parisienne comme un premier terrain d'expérimentation, car c'est en Ile de France que le manque d'offre de transport particulier de personnes a le coût économique et social le plus élevé. C'est là aussi que les débordements provoqués par les tensions entre taxis et VTC ont l'effet le plus déplorable sur l'image que les touristes ont de notre capitale.