Leurre au dollar

Par Karl Eychenne  |   |  959  mots
(Crédits : DADO RUVIC)
CHRONIQUE. Sans gaz, sans pétrole, sans le « whatever it takes » de Mario Draghi, l'euro fait tomber le masque... et c'est pas beau. Et si l'euro n'était qu'une ruse de la raison économique afin de promouvoir une utopie ? Et si nous avions été dupés ? Par Karl Eychenne, stratégiste et économiste.

Les conditions d'existence de la devise euro dépassent les incorrigibles exubérances des marchés. Néanmoins, l'extrême sensibilité de la devise à la contingence des faits interroge.

Et si la devise euro s'était parée des plumes du paon dès le départ ? Et si l'utopie avait abusé de cache - misères afin de voiler notre ignorance depuis le 1er janvier 1999 ? Comment expliquer un tel désenchantement des investisseurs autrement que par le sentiment d'avoir été dupés ? De là le doute, et la nécessaire question Hegélienne : et si l'euro n'était qu'une ruse de la raison économique ?

La réponse de l'économiste de / bon marché

Pour répondre à cette question, il faut d'abord récuser la réponse suivante : « ce n'est pas l'euro qui baisse, c'est le dollar qui s'apprécie ».

Surtout ne pas tomber dans la piège de l'économiste de / bon marché qui réfute l'accusation d'euro faible et lui préfère celle de dollar fort. Le dollar s'apprécie contre toutes les devises : c'est un fait, vrai, et vérifiable. Mais on s'en moque. S'il s'agit de savoir qui monte et qui baisse, pas besoin d'analyse, les yeux suffisent.

Pour sa défense, l'économiste de / bon marché invoquera le rasoir d'Ockham qui préfère toujours l'explication la plus simple ; et il est vrai qu'il est plus simple d'expliquer la faiblesse de toutes les devises par la force d'une seule (le dollar). Mais plus simple n'est pas plus vrai, c'est juste plus simple.

La corne d'abondance fondamentale

On n'ira pas chercher non plus du côté de la corne d'abondance fondamentale, celle qui propose autant de valeurs intrinsèques des devises que de niveaux de marchés possibles. Soyons charitables, il y a bien des modèles plus nobles que d'autres, qui s'inspirent de la littérature théorique ou du simple bon sens. Et il est vrai qu'aujourd'hui, les devises n'ont jamais semblé autant en décalage avec les niveaux suggérés par ces modèles. Mais, l'histoire nous apprend aussi qu'il est bien difficile de convaincre l'investisseur de ramener une devise à la raison :

« l'euro est trop faible ? Zut, rachetons - en... heu plus tard. »

Ces rappels à l'ordre opèrent, certes, mais sur des horizons qui n'intéressent pas la girouette de marché, celle qui achète aujourd'hui ce qu'elle revendra demain. Ainsi, les devises reviennent effectivement à la longue vers des niveaux compatibles avec la soutenabilité des comptes courants et / ou les trajectoires de PIB potentiels. Mais « à la longue » est un horizon qui peut tutoyer l'éternité, et l'éternité c'est long (Woody Allen).

L'euro surjectif

Enfin, on ira pas non plus chercher du côté des sciences occultes, celles qui manifestent une fascination pour les nombres magiques : la parité de l'euro - dollar, 1 pour 1, qui peut évoquer le « œil pour œil, dent pour dent ». Comme si il y avait un bon et un mauvais côté de la médaille euro - dollar : au-delà de 1 c'est bon, en deçà c'est pas bon.

L'investisseur atteint de Gödelite, est convaincu que la vérité se loge dans le chiffre. Encore une fois, soyons charitables, il n'y a pas que du pipeau dans le raisonnement de l'investisseur nécromant. En effet, le fait que l'euro menace de passer (est passé juste un instant) sous les niveaux de 1 contre dollar a bien des conséquences pratiques : avant, on échangeait 1 euro contre 1 dollar et quelques cents, demain on échangera 1 dollar contre 1 euro et quelques centimes. Le rapport de force s'inverse, la relation aussi : l'euro était injectif, il devient surjectif : pour chaque dollar, il existe au moins 1 euro à échanger.

La thèse Hégelienne

Alors creusons ailleurs au risque de nous égarer. Nul vérisme, juste de la curiosité. Peut être que la faiblesse de l'euro contre dollar ne s'explique pas par la force du dollar, mais par la faiblesse de l'euro ? En écrivant ces mots, je réalise à quel point le propos peut paraitre stupide : si la balançoire penche d'un côté, c'est aussi bien parce que l'un est trop lourd que l'autre trop léger. Mais creusons quand même. Peut être cette faiblesse là de l'euro n'a pas encore livré tous ses symptômes, parce que l'investisseur ne réalise pas encore ce que la crise Covid puis Ukrainienne lui ont dévoilé : une zone euro dont l'avenir chatouillant fut bien trop conditionné à la bonne volonté du monde hors euro.

On imaginait alors un monde sans conflit, sans virus, sans caprice du destin, assurant la bonne circulation des biens, des matières premières, des capitaux, des idées (les mêmes de préférence). Assurément, la zone euro n'aurait plus eu à se soucier de ces considérations bassement matérielles, et aurait pu se projeter vers le mieux vivre ensemble. Et quel meilleur label qualité que le lancement d'une devise commune pour sceller le pacte. Vu sous cet angle, l'euro ressemble alors à une ruse de la raison économique, sa seule existence suffisant à garantir la bonne santé de la bête : la zone euro pouvait exister puisque la devise euro existait.

Mais les bonnes intentions des participants ne suffisent pas toujours à aller dans une bonne direction commune. Parfois le tout fait moins que la somme des parties. Il arrive même que le tout ne soit qu'un tas, pour paraphraser la formule de Régis Debray. En vérité, il se pourrait que l'euro ne soit pas devenu faible, mais plutôt qu'il n'ait jamais été fort. Après tout, rien de bien neuf. Mario Draghi avait déjà vendu la mèche en annonçant que l'euro était comme un bourdon :

« il ne peut pas voler, mais il vole ».