Notre sécurité de demain passe par une coopération de défense franco-allemande confiante et efficace

Par Thomas Gassilloud et Cédric Perrin  |   |  1102  mots
« Toute coopération capacitaire est d'abord un projet politique qui construit un avenir commun avant d'être une aventure industrielle, puis une réalité opérationnelle. Pour cela, nous devons faire converger nos cultures stratégiques par un dialogue sincère, régulier et durable, en associant toutes les forces politiques » (Thomas Gassilloud et Cédric Perrin).
OPINION- A l'occasion de leur déplacement lundi à Berlin, Thomas Gassilloud et Cédric Perrin plaide dans le cadre d'une tribune conjointe, qui sera également publiée lundi en Allemagne, pour une relance politique de la coopération franco-allemande basée sur la confiance. Les commissions de la défense du Bundestag, de l'Assemblée nationale et du Sénat vont auditionner le chef d'état-major de l'armée de Terre, le général Pierre Schill ainsi que le major général de l'armée de Terre allemand, Andreas Marlow. Par Thomas Gassilloud, président de la commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale et Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense nationale et des forces armées du Sénat.

Trente-quatre ans après la chute du mur de Berlin, le glaive conduit à nouveau la marche du monde, le plus souvent contre les démocraties. L'Europe n'est plus épargnée : elle est désormais clairement menacée, dans ses intérêts comme dans ses valeurs. Elle réapprend que la guerre peut être déclenchée par la volonté d'un seul. Vouloir la paix n'est jamais une garantie de sécurité suffisante ; il faut aussi préparer la guerre pour être en mesure de dissuader nos éventuels agresseurs, alors que, dans quelques mois, la solidité de l'engagement américain en Europe sera dans les mains des électeurs des swings states.

Pour que l'Europe y parvienne, l'Allemagne et la France ont une responsabilité irremplaçable. D'abord parce que la réconciliation franco-allemande, solennellement manifestée par le Traité de l'Élysée dont nous avons fêté le 60e anniversaire, est au cœur de la dynamique européenne. Celle-ci s'est aussi modelée au rythme des élargissements de l'Union européenne, notamment de son ouverture à « l'Occident kidnappé » selon la formule de Milan Kundera, reprise par Olaf Scholz et Emmanuel Macron, encore récemment.

Ensuite parce que Berlin et Paris disposent d'outils militaires développés et complémentaires qui en font des contributeurs centraux de la sécurité de l'Europe.
Enfin, parce qu'à l'heure où la technologie est un multiplicateur de puissance, et des capacités industrielles constituent la réelle profondeur stratégique des armées modernes, les industries de défense des deux pays forment un socle solide et complémentaire productif offrant des capacités de souveraineté stratégique, indispensable à l'Europe.

Renforcer les effort bilatéraux

La guerre en Ukraine, au Haut-Karabagh, celle à Gaza ou les menaces en mer Rouge sont autant de coups de tonnerre qui nous appellent à aller plus loin dans nos efforts bilatéraux, et cela, avec et au service des Européens. Le sous-investissement militaire des trente dernières années l'exige.

Nos deux pays ont pris la mesure de l'enjeu et commencent à y répondre. La France a adopté une nouvelle loi de programmation militaire 2024-2030, prévoyant sur 7 ans de doubler son budget de défense par rapport à 2017. L'Allemagne de son côté affirme une nouvelle ambition, avec une inflexion qui confortera la Bundeswehr grâce à un fonds spécial de modernisation doté de 100 milliards d'euros et l'engagera sur le flanc oriental, en Lituanie.

La part trop belle aux industries étrangères

Encore faut-il que la mise en œuvre de ces plans ambitieux s'inscrive dans une vision stratégique partagée à court, moyen et long terme, se fasse de manière coordonnée et évite toute concurrence stérile. Car nos efforts financiers n'atteindront leur plein rendement que si la modernisation de nos armées rime avec complémentarité et s'accompagne d'une consolidation de nos coopérations industrielles. Le réarmement nécessaire de nos démocraties et l'ampleur des coûts de développement de la maîtrise technologique de demain doivent nous dissuader de toute autarcie capacitaire. À Paris comme à Berlin. À Rome comme à Varsovie.

Tandis que des désaccords affectent les relations franco-allemandes et que nos calendriers politiques sont souvent désynchronisés, nous devons être plus que jamais attentifs à la réussite de nos ambitions communes, au service de l'Europe.

Reconnaissons des succès. Nous avons su renforcer ensemble l'Europe de la défense et le pilier européen de l'OTAN, ce dont témoignent le Fonds européen de défense et l'utilisation massive de la facilité européenne pour la paix en faveur de l'Ukraine. Nos équipages d'avion de transport C130J travaillent de concert au sein de l'escadron franco-allemand d'Évreux.

Mais ne cachons pas nos déceptions. La brigade franco-allemande cherche toujours sa raison d'être opérationnelle trente ans après sa création. Trop de projets capacitaires annoncés le 13 juillet 2017 ne sont pas à la hauteur des ambitions : des programmes sont repoussés aux calendes grecques, d'autres sont abandonnés par Berlin. L'initiative allemande de bouclier anti-missiles n'échappe pas aux incompréhensions pour n'avoir pas assez pris en compte les enjeux doctrinaux et ceux, sous-jacents, de dissuasion nucléaire, y compris otanienne. Elle fait la part trop belle aux industries étrangères, là où l'Europe a de vraies compétences : en l'état, cette initiative ne répond pas assez aux
enjeux de souveraineté industrielle européenne.

Relance de la coopération

C'est pourquoi nous espérons que la relance politique de notre coopération entreprise par les ministres Boris Pistorius et Sébastien Lecornu marque un réel tournant. Elle s'est manifestée par le lancement, en décembre 2022 de la phase 1B du projet de système de combat aérien du futur (SCAF) et par les annonces de septembre 2023 qui ont ranimé le projet de Main Ground Combat System (MGCS). Ce dernier doit permettre de disposer en 2040 d'un système de combat terrestre collaboratif, qui sera toute autre chose qu'un Leclerc ou un Leopard modernisé.

Ces initiatives ont renoué avec la dimension politique et intime qui a fait défaut ces dernières années. Toute coopération capacitaire est d'abord un projet politique qui construit un avenir commun avant d'être une aventure industrielle, puis une réalité opérationnelle. Pour cela, nous devons faire converger nos cultures stratégiques par un dialogue sincère, régulier et durable, en associant toutes les forces politiques.

C'est pourquoi, nous, parlementaires français des commissions de la défense de l'Assemblée nationale et du Sénat, venons à Berlin le 29 janvier 2024 auprès de nos homologues du Bundestag, dans le prolongement de notre dernière rencontre à Évreux.
Nous venons appuyer et inscrire dans le temps l'élan dont nos politiques de défense ont besoin. À la hauteur des promesses du partenariat franco-allemand qui ont su faire de la « réconciliation » le grand axe de l'Europe unie et feront de la « coopération » l'ambition de l'Europe de demain. Pour consolider nos convergences stratégiques. Pour nous assurer aussi que nous saurons, ensemble, bâtir les capacités militaires de demain à même de garantir notre sécurité, tout autant que notre souveraineté stratégique industrielle.

En dépit des complexités. Car en effet le chemin sera long et difficile. Mais nos craintes ne doivent pas nous paralyser. C'est notre rôle de ne pas oublier que « la peur n'est pas une vision du monde », selon la formule du général von Hammerstein. A défaut, ce sont les promesses mêmes de la réconciliation franco-allemande qui en seraient affectées