Présidence Biden, l'Europe doit construire sa souveraineté stratégique

Par Jean Christophe Gallien (*)  |   |  1131  mots
(Crédits : KEVIN LAMARQUE)
OPINION. A Bruxelles au cœur des institutions européennes, comme dans de nombreuses capitales de l'Union, l'élection de Joe Biden a été vécue comme un soulagement plus ou moins intense, sans pour autant, et c'est heureux, que les Européens ne reprennent le chemin de la naïveté béate de la période Obama. Par Jean-Christophe Gallien, enseignant à l’Université de Paris la Sorbonne (*)

C'est l'un des legs majeur de Donald Trump aux Européens. Sa néo-diplomatie en live, twitterisée et imprévisible, qui reprenait sur le fond, une large part du repli stratégique engagé par Barack Obama, a bousculé les certitudes des pays européens quand à l'intangibilité des relations transatlantiques dans la compétition guerrière engagée entre blocs de puissance d'un monde multipolaire.

Alors oui, on sent monter un optimisme réel, une attente active d'une météo plus calme et stabilisée, mais surtout une grande détermination à affirmer ce que l'on nomme "l'autonomie stratégique ouverte" du bloc européen depuis le Conseil des chefs d'Etats et de Gouvernement à la Commission en passant par le Parlement et la BCE.

« America first » va durer

La base de la position nouvelle réunit deux constats lucides. Au delà d'un retour à une pratique à la forme diplomatique plus classique, la doctrine du repli et du leading from behind datait de l'avant Trump et rien ne permet d'anticiper une véritable inflexion stratégique et opérationnelle dans les déclarations ou décisions d'avant 20 janvier 2021 chez Joe Biden.

Bien sûr, on se réjouit partout des retours annoncés des USA sur la scène du combat climatique mais au-delà, on analyse surtout que c'est la géographie américaine qui restera le cœur central des deux premières années de mandat de Joe Biden.

Economie, éducation, emploi, gestion de la suite de l'épidémie, infrastructures de santé, plan de relance... America first va durer. Et surtout comme il l'a annoncé, Joe Biden veut s'attaquer à la réunification d'un pays qui, comme d'autres, est traversé par de très nombreuses lignes de fractures animées par des populistes de droite, on la vu au Capitole, mais aussi de gauche comme les acteurs de la "cancel culture" qui terrorisent notamment les campus américains. Avant de toujours très importantes élections de mi-mandat qui arriveront vite, les défis internes seront privilégiés et le focus sur les citoyens américains est hautement prévisible.

L'Europe doit saisir sa part de marché et de responsabilité de l'agenda global

Un consensus européen semble émerger sur l'idée que l'Europe ne doit plus attendre. On doit s'en féliciter ! C'est peut-être un carrefour historique accéléré, comme d'autres grandes tendances globales, par la terrible crise sanitaire.

Après la clarification bienvenue du Brexit, l'Europe doit désormais prendre en main son destin et saisir sa part de marché et de responsabilité de l'agenda global. Les défis sont nombreux et il s'agit d'abord de construire une nouvelle souveraineté européenne qui s'affranchit de ses dépendances sécuritaires, industrielles, technologiques, pharmaceutique, agricole... révélées à tous par la Covid. Il s'agit aussi de créer enfin les conditions d'une Europe de l'innovation, permanente et démultipliée, pour s'imposer en leadership des principales courses de vitesse à l'œuvre qu'elles soient énergétiques, numériques, circulaires, alimentaires, sanitaires ...

On croit percevoir des mouvements positifs dans les plans décidés, financés et désormais mis en disponibilité par l'Union. Les modes d'accès semblent aussi devenir plus agiles, plus en phase avec les circuits et les rythmes de l'économie réelle et des besoins des entreprises en particulier des PME ou ETI plutôt que des banques et des multinationales qui vampirisent trop souvent ces campagnes d'aides massives.

Il faudra vigilance garder et engager une pression, un lobbying démultiplié, c'est indispensable, sur les institutions de l'Union et leurs services mais aussi sur les gouvernements nationaux et régionaux pour s'assurer que l'aggiornamento ne s'arrête pas cette fois aux pupitres des discours des commissaires ou des gouvernants nationaux.

L'Union Européenne doit devenir son propre opérateur de sécurité

Malgré le départ des britanniques, la souveraineté en matière de défense devrait aussi s'imposer. C'est encore l'un des legs de Donald Trump : l'Union Européenne doit à terme devenir son propre opérateur de sécurité ! Nous devons tenir compte des axes stratégiques américains et des mutations en cours de la multipolarité. Il s'agit de bâtir une défense autonome du territoire européen, d'ajuster nos alliances sans remettre en cause le lien transatlantique, de booster nos programmes technologiques et d'équipements et de collectiviser et enrichir les interventions extérieures potentielles aussi. C'est déjà l'une des priorités affichées de la future Présidence française de l'Union Européenne que conduira Emmanuel Macron en pleine campagne présidentielle début 2022. C'est aussi ce qu'exprime Josep Borrell le Haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.

L'Europe ne peut demeurer un subordonné et encore moins jouer des parties individuelles

Evidemment la coordination active avec nos alliés américains est décisive même en ce qui concerne notre sécurité de voisinage mais nous ne pouvons dépendre des USA pour traiter l'enjeu central de la Méditerranée, déployer notre politique en Afrique, prendre nos responsabilités au Proche-Orient, muscler notre conversation avec la Turquie et évidemment retrouver le chemin de Moscou, collectivement !

Sous présidence allemande nous venons de conclure un traité d'investissement avec la Chine. Il est dans le détail très contestable mais il démontre cette volonté de souveraineté, cette fois en matière de diplomatie économique. Donald Trump a utilement bousculé la tranquillité de l'expansion chinoise, il fallait se servir de cette dynamique pour rééquilibrer collectivement nos relations avec un partenaire complexe.

Bruno Le Maire décrit assez bien la ligne stratégique que devrait adopter l'Union :

« Nous devons trouver une réponse commune aux pratiques déloyales de la Chine, telles que le dumping, les subventions industrielles, les entreprises publiques, la non-réciprocité dans les marchés publics et la manipulation des taux de change. »

Il faudra juger Joe Biden à l'œuvre sur ce terrain stratégique de la guerre économique. L'Europe ne peut là non plus demeurer un subordonné et encore moins jouer des parties individuelles avec la Chine. Elles seront toute perdues sur le moyen terme.

Et démonstration concrète de cette dynamique européenne nouvelle à l'œuvre, à la veille de l'investiture de Joe Biden, ce mardi 19 janvier, Bruxelles a lancé une véritable attaque contre la suprématie du dollar américain et promouvoir le statut de l'euro en tant que devise de référence internationaleet renforcer la politique européenne de résilience en matière de sanctions extraterritoriales unilatérales américaines. Let's play !

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(*) Jean-Christophe Gallien, Politologue et communicant, Directeur associé de ZENON7
Enseignant à l'Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Membre de la SEAP, Society of European Affairs Professionals