Réseaux sociaux  : la liberté d'expression interdit-elle de fermer un compte ?

Par Jérémie Courtois et Charline Quenez (*)  |   |  766  mots
Jérémie Courtois et Charline Quenez. (Crédits : DR)
OPINION. Et si Twitter décidait de suspendre le compte du Président de la République française ? Le droit français le permettrait-il ? Entre liberté d'expression et liberté contractuelle : éclairage juridique sur un sujet brûlant source de débat. (*) Par Jérémie Courtois et Charline Quenez, avocats au sein des cabinet Cornet Vincent Ségurel.

La suspension des comptes de Donald Trump par Twitter et Facebook a relancé le débat de la place des GAFAM dans l'information et leur rôle face à la liberté d'expression. Alors que Facebook vient de saisir sa propre « Cour suprême » (dont la simple existence est symptomatique du vide règlementaire existant), il est intéressant de rappeler le cadre juridique applicable.

Si ces plateformes, outre-Atlantique, bénéficient d'un régime de responsabilité allégé au regard de la liberté d'expression, qu'en est-il en France ?

L'application de la loi française pour les utilisateurs (particuliers) français

C'est la loi pour la confiance dans l'économie numérique (Loi LCEN n° 2004-575, du 21 juin 2004) qui pose les principes de la responsabilité des acteurs d'Internet. Celle-ci distingue deux acteurs :

  • Les personnes qualifiées d'éditeurs, lesquels jouent un rôle actif sur les éléments publiés. Ceux-ci sont responsable des contenus illicites dès publication.
  • Les prestataires techniques qualifiés d'hébergeurs, lesquels ont un rôle technique impliquant l'absence de contrôle des informations traitées. Ces derniers ne sont responsables que des contenus illicites portés à leur connaissance et non supprimés.

Cela étant, l'application de cette loi est devenue complexe car la dichotomie posée apparaît aujourd'hui dépassée. Nombreux sont les acteurs qui, à l'image des réseaux sociaux, se situent entre ces deux qualifications : ni complétement éditeur, ni simplement hébergeur... Cet écart entre la loi et la pratique laisse place à une importante marge de manœuvre.

La liberté contractuelle : l'alliée des plateformes

Bien que les réseaux sociaux aient pris une place importante dans notre quotidien, il n'existe pas encore de "droit d'accès aux réseaux sociaux" comme il existe un droit à l'information, ou un droit de grève. Et, l'on a parfois tendance à oublier que ces réseaux sont administrés par des entreprises privées et ne constituent pas un service public...

Dans ce cadre, la relation plateforme / utilisateur est surtout de nature contractuelle. Les services proposés par les réseaux sociaux sont à la disposition des internautes mais encadrés par des conditions générales d'utilisation que les internautes acceptent et s'engagent à respecter.

Celles-ci mentionnent couramment la faculté pour le réseau de supprimer du contenu ou de résilier un compte en raison d'un comportement qui serait contraire à sa politique (commentaire inapproprié, publication choquante, etc.).

Juridiquement, il s'agit donc d'appliquer un contrat ayant force de loi entre les parties. Et ce, même si ces relations contractuelles sont encore marquées par un certain déséquilibre. C'est sur ce fondement que les réseaux suppriment régulièrement des contenus et suscitent parfois des débats (à titre d'exemple, Instagram a récemment modifié sa politique concernant les règle de nudité suite aux accusation de censure).

Et la liberté d'expression dans tout ça ?

La liberté d'expression, ancrée dans l'idéologie juridique française, se situe au cœur du débat. Juridiquement, il s'agit d'une liberté fondamentale protégée par la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et que le Conseil constitutionnel a érigé en principe à valeur constitutionnelle. Cependant, ce principe n'est pas absolu et des atteintes peuvent y être apportées (à condition d'être proportionnées) notamment dans le cadre d'engagements contractuels.

Une liberté d'expression réduite au silence ?

En réalité, il s'agit d'une problématique juridique complexe. Si le débat actuel survient suite à une suspension de contenus qui suscite l'interrogation au regard de la liberté d'expression, il faut avoir conscience du fait que la problématique inverse se pose également au quotidien.  Il est souvent difficile pour une personne non accompagnée juridiquement, d'obtenir la suppression de contenus ou comptes considérés comme portant atteinte à ses droits. C'est d'ailleurs plutôt en ce sens que les tentatives de régulation interviennent actuellement.

A titre d'exemple, le projet de loi Avia adoptée en juin 2020 prévoyait une obligation pour les réseaux sociaux de supprimer certains contenus dans les 24 heures, sous peine d'amendes. Mais, le Conseil Constitutionnel a censuré cette disposition au nom de... la liberté d'expression (Décision n° 2020-801 DC du 18 juin 2020). Cette décision illustre le fait qu'il est complexe de tracer les contours de la liberté d'expression, d'autant plus dans le cadre de mutations sociétales comme celles provoquées par les réseaux sociaux. Dans un tel contexte, les juridictions et les plaideurs ont évidemment un rôle important à jouer pour tenter de combler l'écart entre la réglementation et la pratique.