En bannissant Trump, les GAFA agissent plus par crainte que par toute puissance

OPINION. En suspendant les comptes de Donald Trump, les réseaux sociaux ont suscité de nombreux débats sur la censure et la liberté d'expression. Pour résoudre ce problème, certains exigent l'encadrement voire le démantèlement de ces entreprises numériques jugées trop puissantes. Mais ne sont-elles pas des boucs émissaires trop faciles ? Le problème ne se trouve-t-il pas ailleurs? Par Ferghane Azihari, délégué général de l'ALSH (Académie libre des sciences humaines) (*).
(Crédits : Reuters)

L'élection de Donald Trump en 2016 a conduit ses adversaires à déplorer l'avènement de l'ère de la « post-vérité ». Comme s'il existait un âge d'or où la politique récompensait l'honnêteté. Les réseaux sociaux sont désignés comme les acteurs clefs de cette nouvelle ère. « Ces plateformes ont permis aux faussaires de propager la désinformation et les extrémistes de diffuser des théories complotistes », déplore Francis Fukuyama dans un article paru dans la revue Foreign Affairs.

Les détracteurs des géants du numérique accusent ces derniers de laxisme face aux discours extrémistes. De plus, leur taille permettrait à ces discours d'atteindre une large audience. D'où leur volonté de soumettre ces entreprises à une législation qui affaiblirait leur autonomie. En France, la loi Avia s'inscrivait dans cette démarche avant d'être en grande partie censurée par le Conseil constitutionnel. Quant au parti démocrate, il n'a jamais pardonné aux réseaux sociaux d'avoir, selon lui, favorisé l'élection de Trump « avec la complicité des hackers russes ».

Le 6 janvier, alors que Donald Trump prit la parole pour encourager la sédition contre les institutions américaines, les plateformes avaient deux choix : le laisser parler et s'exposer à l'accusation de complicité ou l'exclure en se laissant traiter de despotes. Elles ont préféré l'accusation de despotisme.

Les injonctions contradictoires que les plateformes subissent font oublier qu'elles ne sont que les vecteurs de nos tensions. Les amateurs d'histoire savent en effet que l'humanité n'a pas attendu l'arrivée d'internet pour répandre les discours de haine avec succès.

Lorsque la maladie frappait au Moyen-Âge, il arrivait que les populations répandent la rumeur que les Juifs avaient empoisonné le puits du village avant de commettre toutes sortes de crimes. Les réseaux sociaux ne font qu'amplifier la portée de nos vices qui les précèdent largement.

Toutefois, il est plus facile de s'en prendre au messager qu'admettre que la popularité des discours extrémistes constitue un échec collectif. Ou plutôt, elle provient de l'incapacité du « camp de la raison » à utiliser ces outils de communication pour défaire les idéologies séditieuses. Comme s'il actait son inaptitude à se montrer plus persuasif que les mouvances complotistes.

L'éviction de Donald Trump est le symptôme d'une ère où une partie significative de la population pense que la persuasion ne suffit plus à gagner la bataille des idées. À ceci s'ajoute la dégradation de la confiance envers le jugement critique du citoyen lambda.

La liberté d'expression de Donald Trump n'est pas en cause

Quoique critiquable, l'éviction de Donald Trump ne constitue pas une atteinte à la liberté d'expression. La liberté d'expression est le droit de ne pas être inquiété physiquement, quels que soient les propos tenus. Ce n'est pas la garantie d'obtenir un porte-voix.

Si le premier amendement de la constitution américaine relative à la liberté d'expression ne s'adresse qu'au Congrès, c'est qu'il redoute que l'État use de son pouvoir coercitif pour porter atteinte à la sûreté de ceux qui émettraient une opinion controversée. Mais la liberté d'expression n'empêche pas deux personnes de s'accorder sur les limites de ce qui est dicible. Autrement, il faudrait rendre illicites les clauses de confidentialité et le secret professionnel.

La presse écrite et audiovisuelle est au fait de ces subtilités. Bien qu'elle atteigne une plus large audience que nos modestes tweets, elle passe son temps à sélectionner ceux à qui elle donne une tribune. Cette attitude est la définition même d'une politique éditoriale. Il serait pourtant ridicule de crier à la censure chaque fois qu'un journal refuse de publier un article.

Ce serait là confondre ce que le philosophe Isaiah Berlin appelle la liberté négative (le droit pour une personne de poursuivre un objectif paisible sans être inquiété par un agresseur) et la liberté positive (la garantie d'atteindre cet objectif). De la même manière, une personne qui refuse d'avoir des rapports intimes avec une autre ne porte pas atteinte à sa liberté sexuelle.

Faut-il laisser les clefs du débat public à des entreprises privées ?

S'écharper sur la liberté d'expression de Donald Trump a d'autant moins d'intérêt que ce n'est pas la prétendue atteinte à ce principe qui choque les commentateurs. Les objections concernent moins l'éviction de Donald Trump que le fait que cette exclusion ait été prononcée par une entreprise privée « sans légitimité démocratique ».

Les détracteurs des géants du numérique auraient préféré que Trump soit sanctionné par un magistrat ou un fonctionnaire - conformément à ce qu'il se fait en France pour le négationnisme ou les injures racistes - plutôt que par le représentant d'un média privé. Mais on peine à voir en quoi ce processus serait plus vertueux. La punition d'un magistrat est soumise à moins de contrepouvoirs que l'exclusion d'un média privé.

Dans le premier cas, le magistrat prononce une amende ou une sanction à laquelle il est impossible d'échapper, sauf à fuir le pays. Le gouvernement qui exécute cette sanction ne s'expose qu'une fois tous les cinq ans au jugement des électeurs. Dans le second cas, un média privé qui aurait une politique éditoriale trop sévère s'expose quotidiennement au risque que ses utilisateurs se coalisent pour influencer sa gouvernance en entrant au capital ou faire sécession au profit d'un concurrent. C'est d'ailleurs ce qu'il se passe en ce moment même.

La décision des plateformes traditionnelles d'exclure Trump a augmenté l'attractivité de leurs rivaux. « Telegram a gagné 25 millions d'utilisateurs en 72 heures », titrait la presse la semaine dernière. « Trois millions d'utilisateurs en 12 jours », s'enthousiasme Gab sur Twitter. L'exclusion de l'application Parler des services d'Amazon Web Service n'empêche pas le recours à d'autres solutions d'hébergement, voire à l'auto-hébergement. C'est la méthode de Gab pour réduire sa dépendance à une infrastructure centralisée. Mais Parler n'aura pas besoin d'aller jusque là. Il semble que l'application ait trouvé de nouveaux prestataires et passe désormais par des serveurs russes.

Il est donc incorrect de qualifier les géants du numérique d'entreprises en situation de monopole. Les effets de réseau dont ils bénéficient ne leur confèrent aucune immunité face à la loi du marché. Les positions dominantes dans le domaine des technologies de l'information et des communications varient à une vitesse folle. Windows se croyait indétrônable. Les systèmes d'exploitation mobiles comme iOS ou Android ont liquidé ce mirage. MSN Messenger et MySpace se croyaient invincibles. Puis vinrent Facebook et Twitter. Le marché des consoles et des jeux vidéo en ligne est aussi soumis aux effets de réseau. Il ne viendrait jamais à une seule entreprise du secteur d'y sous-estimer la pression concurrentielle.

Les géants du numérique sont les vassaux des États

Les géants du numérique sont loin d'être immortels. C'est sans doute pourquoi ils ont commis une erreur stratégique en usant de leur souveraineté éditoriale de la sorte. Ils risquent de précipiter l'arrivée d'infrastructures concurrentes qui feront de la neutralité un argument marketing décisif. Certes, Trump a peut-être mérité son exclusion. Il n'y a pas de raison qu'il soit mieux traité que le quidam qui violerait des CGU privés en appelant à la violence.

Toutefois, les trumpistes marquent un point quand ils soulignent l'existence d'un deux poids deux mesures entre leur gourou et les despotes étrangers qui passent leur temps à exalter la violence. On aurait tort, cependant, de voir dans ces incohérences le signe que les plateformes seraient ivres de leur pouvoir, au point qu'elles seraient au-dessus des États.

Avant la réapparition du fondateur d'Alibaba Jack Ma, les médias spéculaient sur les raisons de sa disparition en premier lieu. Certaines rumeurs évoquaient le rôle du Parti communiste chinois, qui se serait vengé des critiques formulées à son encontre par le patron multimilliardaire.

À l'heure où nous écrivons ces lignes, la dictature chinoise envisage de l'exproprier d'Alibaba. Qu'elle puisse le faire sans sourciller est une preuve parmi d'autres que le fondateur d'un empire commercial, aussi riche soit-il, n'est jamais immunisé contre l'arbitraire politique.

S'offusquer de la subordination des États aux géants du numérique est donc un contresens total. Celui qui tient le pistolet a plus de pouvoir que celui qui a un portefeuille bien garni. C'est pourquoi même les gouvernements les plus misérables de la planète comme ceux de l'Ouganda, de la Corée du Nord ou des Comores n'ont aucune difficulté à empêcher leurs ressortissants d'utiliser les services des GAFAM.

Dans ces conditions, il est inutile d'objecter que la Chine n'est pas l'Amérique. Ces deux pays restent gouvernés par des États souverains qui, en raison du monopole de la violence légale qu'ils détiennent, possèdent un pouvoir discrétionnaire sur leurs ressortissants, et donc sur leurs entrepreneurs. Le fait est que l'establishment washingtonien ne s'est jamais privé de démanteler des empires industriels quand il y voyait un intérêt.

Or, les géants du numérique sont conscients de l'épée de Damoclès qui flotte au-dessus de leur tête. Il y a donc fort à parier qu'ils ne cherchent qu'à donner des gages à la faction qui vient de remporter les élections et qui menace de les réglementer depuis quatre ans. Après tout, l'exclusion de Trump contrevient aux intérêts des plateformes. Facebook et Twitter vivent du fait de vendre à leurs annonceurs l'accès à la plus grande communauté de consommateurs possible.

On comprend alors à quel point l'analyse qui s'effraie de la subordination des États aux géants du numérique est déconnectée des réalités politiques. Si le pouvoir de ces entreprises était plus grand que celui des États, la Silicon Valley ne ressentirait pas le besoin de prêter allégeance au parti qui vient d'arriver au pouvoir. La politisation des plateformes est la conséquence de leur subordination à des pressions politiques partisanes.

Ceux qui souhaitent que les réseaux sociaux restent les plus neutres possible devraient donc rechercher les moyens constitutionnels de les protéger des pressions gouvernementales. Ce n'est pas en plaçant ces entreprises sous la tutelle du politique qu'ils atteindront cet objectif.

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(*) Site de l'ALSH

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Commentaire 1
à écrit le 20/01/2021 à 11:26
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"Toutefois, il est plus facile de s'en prendre au messager qu'admettre que la popularité des discours extrémistes constitue un échec collectif. " Il est rare de lire une analyse aussi pertinente. "Il y a donc fort à parier qu'ils ne cherchent...

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