« La France n'a pas de leçon à recevoir de la Silicon Valley » Axelle Lemaire

Par Propos recueillis par Delphine Cuny  |   |  935  mots
« Venez voir les écosystèmes labellisés French Tech, qui recèlent de richesses extraordinaires trop méconnues » lance Axelle Lemaire aux investisseurs américains.
Alors que s’ouvre mardi la conférence LeWeb qui fait venir à Paris le gratin des investisseurs, startuppers et influenceurs de la Silicon Valley, la secrétaire d’Etat au Numérique, Axelle Lemaire, explique comment l’initiative French Tech va désormais entrer dans le concret, avec l’investissement dans des accélérateurs privés via le fonds French Tech Accélération doté de 200 millions d’euros. La ministre, qui a rencontré lundi les grands noms du capital-risque américain à la journée de pitches Paris Demo Day, appelle les investisseurs étrangers à venir voir la richesse de nos écosystèmes en région. Elle invite aussi les grands groupes français à travailler davantage avec les startups dans une démarche d’innovation ouverte et confie sa vision du numérique, une révolution devant bénéficier à tous.

Après la labellisation des neuf premières métropoles le 12 novembre, vous engagez l'initiative French Tech dans une nouvelle étape ?

Axelle Lemaire : Nous entrons effectivement dans une nouvelle phase, celle du concret. Nous lançons aujourd'hui un appel à manifestations d'intérêt afin d'identifier les accélérateurs privés français les plus à même de développer le potentiel des startups pour les faire croître et devenir des PME puis des ETI et des « scale-ups » [entreprises de croissance passant à l'échelle mondiale] et peut-être les champions numériques de demain. Nous avons créé le fonds French Tech Accélération, qui est doté de 200 millions d'euros provenant du programme des investissements d'avenir et géré par Bpifrance, pour qu'il investisse dans ces accélérateurs qui seront soit des sociétés privées, soit des fonds d'investissement, des FCPI par exemple, ayant une offre d'accélération importante. Ces investissements sont bien orientés vers les besoins des startups, à savoir le financement et l'accompagnement, qu'il s'agisse de mentorat, de conseil juridique, fiscal ou RH.

Les premiers euros pourraient être déboursés dès janvier 2015. Les investissements auront lieu au fil de l'eau, sur une période pouvant aller jusqu'à 5 ans. L'idée est d'investir des tickets d'un million d'euros au minimum, pouvant atteindre plus de 10 millions d'euros, voire 20 millions, afin de faire émerger des projets ambitieux. L'Etat co-investira, à hauteur de 50% du tour de table au maximum : il vient en garant du sérieux des projets mais il n'a pas vocation à investir directement dans les startups accélérées.

Y a-t-il assez d'accélérateurs privés en France ?

Les structures publiques sont plutôt dans l'amorçage, l'incubation, les accélérateurs sont plutôt privés en général. J'invite les grands groupes français à créer des incubateurs et des accélérateurs et à investir dans les startups, pourquoi pas en partenariat avec Bpifrance. J'ai défendu vendredi à l'Assemblée nationale un amendement au projet de loi de finances rectificative pour 2014 sur le « Corporate venture » [le capital-investissement d'entreprises] qui permettra d'amortir fiscalement sur 5 ans des investissements opérés par des fonds de capital-investissement d'entreprises. L'objectif est de favoriser les pratiques de financement des startups par les grands groupes et de mobiliser ainsi 1 milliard d'euros pour le financement des jeunes pousses d'ici à 2017. Cet amendement a été adopté par l'Assemblée, il devra être examiné par le Sénat et le décret est prêt : le dispositif pourra entrer en vigueur très rapidement.

Nous entrons dans l'an II de la French Tech, celui de l'innovation ouverte, de l'alliance des grandes entreprises avec les PME et les startups. Les grands groupes ont tout à gagner à s'ouvrir aux startups. Le niveau de maturité ou d'agilité numérique des grands groupes français varient beaucoup, beaucoup trop, et il demeure chez certains le sentiment que les grandes entreprises historiques ne seront pas touchées par les disruptions numériques.

Je vais rencontrer tous les patrons du CAC 40 dans les trois mois à venir afin de construire une charte d'engagement de l'innovation ouverte, pour que l'ensemble de notre économie soit en mesure de répondre aux enjeux de la transformation numérique.

Que vous disent les investisseurs américains que vous avez rencontrés lundi matin ?

La Silicon Valley est pour eux le centre du monde. Je leur réponds qu'à l'heure du numérique, il n'y a plus de centre du monde ! Le numérique est partout, tout le monde peut se l'approprier. On fait de la technologie pour le progrès, pas au nom de la technologie elle-même ! Je ne suis pas sûre que la Silicon Valley soit le modèle social dont il faille s'inspirer et que l'affolement autour des valorisations de startups d'application de service qui seront peut-être oubliées dans 12 mois soit très sain pour l'économie américaine. Je ne suis pas sûre non plus que la Silicon Valley joue un rôle exemplaire dans la transformation numérique plus globale de toute l'économie et la société au bénéfice de tous, en embarquant tout le monde, y compris les ouvriers. Nous n'avons donc pas de leçon à recevoir de la Silicon Valley.

La Silicon Valley risque de rater le train du développement numérique raisonné, éthique, en croyant être le centre du monde. Je m'intéresse beaucoup au boom des usages mobiles en Afrique, continent grâce auquel le Français sera la première langue parlée au monde en 2050, ce qui représente un énorme potentiel en termes d'e-éducation, d'e-santé, de chantiers d'infrastructures. Là sont les vrais enjeux : le rôle de l'Etat n'est pas de permettre à un individu de devenir milliardaire ! Ce n'est pas un discours contre la richesse ou l'innovation, je pense au contraire que la France constitue un terreau très attractif et très favorable à l'entrepreneuriat. Nous devons mener une contre-offensive qui ne sera pas seulement française mais européenne.

De façon plus positive, je leur dis : venez voir les écosystèmes labellisés French Tech, qui recèlent de richesses extraordinaires trop méconnues. Vous connaissez sans doute Bordeaux et la Provence, mais peut-être pas leurs entreprises et leurs startups ! Nous sommes bons en savoir-faire mais pas toujours en faire savoir, une partie de la mission de la French Tech est d'organiser des visites de VC, de capitaux-risqueurs. Je leur dis qu'ils sont bienvenus, que les mots clés sont stabilité, prévisibilité, accompagnement. J'espère que mon invitation va être entendue.