L'Internet est-il en train de se balkaniser ?

Par Guillaume Renouard  |   |  759  mots
De nombreux États ont pris des dispositions afin de réguler l'espace de liberté qu'est internet. (Crédits : Mal Langsdon)
De l'Asie à l'Europe en passant par le Moyen-Orient, de nombreux États ont pris des mesures pour réguler Internet et décider des contenus auxquels les citoyens de leur pays peuvent accéder. Au risque d'une politique en la matière de plus en plus coercitive.

En l'an 221 avant notre ère, l'empereur chinois Qin Shi Huang, souhaitant protéger son vaste royaume des envahisseurs, lance la construction d'un gigantesque mur, la future Grande Muraille de Chine. Aujourd'hui, c'est un mur d'une tout autre sorte qui entoure les frontières de l'empire du Milieu, un mur bien moins spectaculaire, mais tout aussi efficace. Il s'agit du « Grand Firewall » de Chine, qui encadre sévèrement les contenus auxquels les internautes chinois peuvent accéder. Sur les 1.000 sites Internet les plus populaires dans le monde, 150 sont inaccessibles en Chine, parmi lesquels Facebook, Google, Twitter et YouTube. Le pays s'est également doté d'une loi très stricte sur la localisation des données, stipulant que les infrastructures servant à stocker les informations des utilisateurs doivent être gérées par des entreprises chinoises.

Mais réguler l'Internet est aussi un moyen, pour certains États, d'imposer leur autorité à un monde virtuel où la liberté dérange, comme l'illustre le Grand Firewall chinois. Suivant l'exemple de l'empire du Milieu, l'Iran s'est lui aussi doté d'un puissant pare-feu, mais aussi de câbles, de serveurs et de centres de données, alimentant un intranet local, le « halal Net », coupé de l'Internet mondial. La Corée du Nord et Cuba ont mis en place des dispositifs similaires, baptisés respectivement Bright Star et RedCubana.

Les démocraties occidentales n'échappent pas à la tentation de réguler la Toile. La loi sur le copyright votée en septembre par l'UE risque de restreindre considérablement le partage de contenus en ligne. L'Allemagne a quant à elle passé une loi exigeant des réseaux sociaux qu'ils excluent certains contenus de leur plateforme. La législation allemande restreint également le transfert de données personnelles en dehors du territoire national sans le consentement des personnes concernées. En 2014, la chancelière avait même suggéré que l'Union européenne pourrait se doter de son propre intranet...

Risque de surenchère sécuritaire

Ce projet est cependant resté lettre morte. Les intranets cubains et iraniens demeurent des exemples isolés, et les infrastructures de la Toile restent largement partagées dans le monde. Selon Milton L. Mueller, il y a bel et bien un risque que l'Internet se fragmente. « À mon sens, les infrastructures de la Toile demeureront interconnectées à l'échelle internationale. En revanche, les services accessibles aux utilisateurs et les lois qui régulent les pratiques en ligne sont, eux, de plus en plus fragmentés. Or, nombre de ces régulations sont de nature protectionniste, s'efforçant par exemple de protéger les champions nationaux, ou répondent à une logique de contrôle. On restreint les flux d'informations pour censurer plus facilement la Toile, on impose la localisation des données pour permettre aux gouvernements d'y accéder plus facilement... » Avec le danger de voir la Toile se scinder en une multitude de « splinternets » (selon l'expression inventée par Clyde Wayne Crews, chercheur au Cato Institute), chacun régi par des lois et des règles différentes.

La plupart des tentatives de régulation de la Toile s'abritent derrière l'argument de la cybersécurité : dresser des frontières digitales, renforcer le contrôle des données, autant de mesures qui permettraient de mieux se prémunir contre l'espionnage industriel et le risque de cyberattaques. Un argument qui ne tient cependant pas la route, selon Milton L. Mueller. « Les criminels ne vont pas se laisser dissuader par des lois encadrant la localisation ou la confidentialité des données. Le meilleur moyen de se protéger reste d'agir au niveau du réseau, en filtrant les menaces, et des activités logicielles, en instaurant des protections. Dresser un mur ne sert à rien. » En outre, cette multiplication de régulations différentes pose un problème, celui de voir les règles les plus strictes et coercitives s'imposer.

Il y a en effet fort à parier que, confrontées à une foule de régulations différentes, les entreprises ne voudront pas prendre le risque d'enfreindre la loi et se conformeront d'emblée à la législation du pays le plus strict, afin de s'assurer de n'être en infraction nulle part. Pour Ryan Singel, si un Internet fragmenté n'apporterait rien de bon, certaines régulations ont toutefois un pouvoir unificateur. « Par exemple, grâce à la loi californienne sur la neutralité du Net, les entreprises que nous payons pour accéder à la Toile ne pourront interférer avec ce que nous y faisons. Les fournisseurs Internet n'auront donc pas la possibilité de devenir des forces susceptibles de fragmenter l'Internet. »