"L'Europe peut sortir de la dépendance technologique américaine"

Par Sylvain Rolland  |   |  2400  mots
Laoreato Santonastasi et Jean-Romain Lhomme (à dr.). (Crédits : DR)
Après plus de vingt-cinq ans de recherche et 35 millions d'euros d'investissements, l'ingénieur Laoreato Santonastasi a mis au point avec son équipe un nouveau système d'exploitation, SynapOS, véritable alternative aux deux OS dominants américains, capable également de répondre aux enjeux environnementaux et de sécurité posés par l'Internet des objets. Interview exclusive.

Depuis 1991, l'ingénieur Laoreato Santonastasi "trouve des solutions" quand les deux systèmes d'exploitation (OS) dominants, MS-DOS/ Windows et Unix (Linux/macOS), qui équipent tous les systèmes informatiques dans le monde, à la fois pour les particuliers, les professionnels et les industriels, atteignent leurs limites. La technologie mise au point par son entreprise, HyperPanel Lab, a connu la gloire lorsqu'elle a permis de créer le premier décodeur digital interactif de Canal Plus, à la fin des années 1990, dont la licence s'est écoulée depuis à plusieurs dizaines de millions d'exemplaires.

Fortune faite, l'ingénieur et son équipe se sont retranchés dans leur labo pendant dix ans pour mettre au point SynapOS, un troisième système d'exploitation conçu pour l'ère de l'Internet des objets, véritable alternative au duopole américain. Enfin prêt depuis 2017, après 35 millions d'euros d'investissements, SynapOS entame sa vie commerciale sous la forme d'une startup dirigée par l'entrepreneur et investisseur Jean-Romain Lhomme. Entretien croisé.

LA TRIBUNE - Vous avez créé un nouveau système d'exploitation (OS), une technologie de rupture française baptisée SynapOS, que vous voulez imposer dans le monde entier pour ouvrir une troisième voie face au duopole américain composé de MS-DOS/Windows et Unix (Linux/ macOS). Pourquoi vous attaquer à ces piliers qui dominent l'informatique depuis quarante ans ?

JEAN-ROMAIN LHOMME - Nous sommes atteints, en France et en Europe, d'un syndrome de Stockcholm numérique. Notre développement technologique s'accompagne d'effets secondaires négatifs dont nous paraissons nous accommoder. Les journaux ne cessent de relater des failles de sécurité des données, des cyberattaques, mais aussi l'impact grandissant de l'informatique sur l'environnement ou encore la concentration de pouvoirs dans les mains de quelques géants du numérique, les fameux Gafam [Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, ndlr], avec les inquiétudes que cela engendre sur la concurrence, la vie privée ou la souveraineté des États.

La question à se poser est : ces dysfonctionnements sont-ils inéluctables ? La réponse est non, mais à condition de prendre le problème à la source. Il n'est évidemment pas question de limiter les usages, il faut au contraire acter qu'ils ont encore vocation à s'intensifier. Il faut alors identifier comment améliorer les technologies lorsqu'elles montrent des signes de faiblesse ou des risques. D'où viennent la plupart des problèmes actuels sinon de l'essoufflement des deux systèmes d'exploitation (OS) historiques qui dominent le monde, qui entraînent les problèmes de sécurité et de durabilité environnementale qui nous affectent tous ?

Nous pensons qu'il est temps de fournir une alternative, un troisième système d'exploitation, conçu dès l'origine pour gérer le monde du XXIe siècle et sa complexité. C'est le bon moment car nous sommes à la veille d'un changement majeur de contexte technologique avec l'augmentation drastique du nombre d'objets connectés et des données échangées, notamment avec l'arrivée de la ville connectée, de l'usine connectée ou de la mobilité autonome. Si nous ne faisons rien, la multiplication de ces objets va conduire mécaniquement à des problèmes de plus en plus graves et nombreux, qui dépasseront dans des proportions abyssales ce que nous subissons déjà aujourd'hui.

Concrètement, en quoi les OS actuels sont-ils obsolètes face aux enjeux de sécurité et de consommation énergétique ?

J.-R. L. - Parce que leurs architectures ont été conçues il y a une quarantaine d'années dans un monde très différent, axé sur la bureautique et non connecté. Ces OS ne sont plus adaptés aux enjeux actuels, au-delà des PC et des smartphones. Il faut comprendre qu'aucune machine électronique ne fonctionne sans un OS, dont la mission est de gérer les interactions entre le matériel et l'utilisateur et d'orchestrer les tâches. Ces systèmes ont apporté de grandes avancées, mais ils deviennent un frein au progrès alors que nous entrons dans la nouvelle révolution technologique des objets connectés, avec des besoins structurels diamétralement opposés au fonctionnement des PC ou des smartphones.

LAOREATO SANTONASTASI - Le grand public a une connaissance très limitée de ces OS. Par exemple, peu savent qu'iOS, le système d'exploitation mobile d'Apple, et Android, celui de Google, sont issus du système Unix, lancé en 1969. Les OS actuels ont créé deux mondes très étanches. Il y a les OS dits généralistes (general purpose operating system ou GPOS), comme ceux présents dans les téléphones (Android, iOS) ou dans les PC (macOS, Windows) : ceux-ci interagissent avec l'humain et ils effectuent leurs tâches par interruptions. Le deuxième monde est celui des RTOS (real time operating system), les systèmes en temps réel, que l'on trouve souvent dans l'industrie : ceux-ci sont très fiables, sécurisés et capables de fonctionner en temps réel, ils sont très performants mais ils ne peuvent rien faire d'autre que ce pour quoi ils ont été créés.

J.-R. L. - Exactement, les OS actuels sont mono-objet et mono-utilisateur. Ils ne peuvent pas gérer des centaines d'objets à la fois, ce qui devient un gros handicap pour l'Internet des objets. Il n'y a pas de système qui centralise tout et qui fasse parler les objets entre eux sans que l'être humain n'intervienne. Par exemple, pour la voiture autonome, il faudra que les nombreux capteurs installés dans la ville ou sur les routes communiquent, calculent et interagissent en temps réel pendant le trajet au même moment où le système de divertissement informe les passagers sur leurs écrans. Dans la maison, je peux déjà connecter des objets comme les volets et mes lumières, mais les lumières ne communiquent pas directement avec les fenêtres, qui ne communiquent pas avec le chauffage, etc., sans mon intervention. Pour pallier ces faiblesses, des sommes pharaoniques sont investies en recherche et développement pour créer des processeurs plus rapides, plus puissants, pour que nos téléphones ou nos PC soient capables de gérer un flux toujours plus important de données. Mais cela ne change pas l'architecture fondamentale du traitement des tâches. De plus, cette fuite en avant est désastreuse pour l'environnement, on consomme de plus en plus d'énergie pour faire fonctionner nos appareils. Même si nos téléphones sont devenus incroyablement puissants et si nos batteries évoluent en permanence, nous constatons une diminution dans leur durée d'autonomie.

L.S. - En termes de sécurité, on arrive aussi aux limites des OS actuels. Dans la plupart des failles massives de sécurité, ce sont bien ces OS qui sont les responsables, car ils sont fondamentalement ouverts, donc les hackers peuvent s'y immiscer. L'OS est l'architecture de base, le pilier sur lequel d'autres personnes construisent par-dessus. Le problème est qu'ils ont été créés avec des architectures ouvertes par défaut dans un monde non connecté, alors que nous devrions avoir des systèmes fermés à double tour pour répondre aux attaques incessantes.

Comment votre solution, SynapOS, règle-t-elle ces deux problèmes majeurs de la sécurité et de la consommation énergétique ?

L. S. - SynapOS est un système fermé et fini. Pour faire une analogie avec une maison, avec notre OS nous savons exactement combien il y a de pièces, de portes et de fenêtres. Si quelqu'un veut créer une nouvelle fenêtre à des fins d'espionnage ou pour voler des données, l'architecture l'ignore. Autrement dit, vous ne pouvez pas construire une nouvelle pièce et espérer la relier au système électrique. Comme celui-ci ne peut pas être étendu, il n'y aura jamais la lumière dans cette nouvelle pièce.

J.-R. L. - Pour l'impact environnemental, notre solution consomme jusqu'à cinq fois moins d'énergie que les OS existants parce qu'elle a été conçue avec les besoins de l'Internet des objets en tête. Les latences sont divisées par 100 à 1 000 selon les secteurs d'activité. On peut l'installer dans de tout petits objets, ce qui n'est pas le cas de Linux par exemple.

L.S. - SynapOS est une solution pour permettre aux industriels de faire des économies, d'utiliser des outils plus performants et donc de libérer des milliards d'euros de valeur. Les industriels sont parfaitement conscients des problèmes que nous venons d'expliquer. C'est pour cela qu'il existe un marché dédié à la sécurisation des solutions Linux, où évoluent des acteurs comme Red Hat ou Suse, qui réalisent des centaines de millions de dollars de chiffre d'affaires annuel [2,4 milliards pour Red Hat en 2017, ndlr]. La réalité aujourd'hui est que, pour utiliser correctement Linux, il faut dépenser une fortune pour le sécuriser et le fiabiliser.

Étant donné que tout fonctionne avec ces deux OS dominants, n'est-il pas illusoire d'espérer en imposer un troisième ?

J.-R. L. - Tout d'abord, nous ne souhaitons pas concurrencer les géants des PC ou des smartphones. Notre but n'est pas de vendre des solutions au grand public mais aux industriels. Pour eux, il y a deux possibilités : soit notre OS est utilisé dans son intégralité et sa flexibilité permet de ne pas changer les investissements logiciels déjà effectués ; soit, pour ceux qui souhaitent conserver un environnement Linux, nous pouvons l'intégrer à Linux pour le traitement du matériel et des tâches.

L. S. - La réalité est qu'on ne peut pas tout raser, donc il faut s'adapter. Aujourd'hui, on vit des situations ubuesques quand on y réfléchit. Les gens viennent nous voir, ils n'ont que des problèmes avec Linux, mais leur demande est : comment le réparer ? Ils n'envisagent même pas qu'il puisse exister une alternative.

J.-R. L. - C'est le syndrome de Stockholm numérique. On se plaint des dysfonctionnements mais on ne veut pas changer de système. Donc nous actons cet état de fait et nous proposons une vraie alternative, mais c'est une alternative en douceur car on peut aussi l'intégrer à l'existant.

Pourquoi personne, et notamment en Chine, où l'on dispose d'énormément de moyens, n'a-t-il réussi à imposer un OS concurrent ?

J.-R. L. - Créer un système d'exploitation complet demande d'avoir les étoiles alignées : une compétence rare dans le monde, la liberté de décision pour entreprendre une aventure technologique très longue, et des moyens financiers importants. Il faut au minimum vingt à vingt-cinq ans pour créer un OS généraliste dans l'état de complexité actuel du monde informatique. Il s'agit de millions de lignes de code. L'équivalent de milliers de livres qu'il faut écrire avec une histoire qui s'enchaîne de la première à la dernière page. SynapOS est une innovation de rupture. Le temps est une énorme barrière à l'entrée qui ne se compense pas par des moyens financiers. La solution en tant qu'OS complet a été livrée fin 2017, mais elle est le fruit d'un travail de trente ans mené par Laoreato.

Comment est né SynapOS ?

L.S. - J'ai co-créé la société HyperPanel Lab en 1991. C'était alors un bureau d'études spécialisé en ingénierie logicielle. Mon associé et moi vivions des dysfonctionnements des deux OS dominants. Cela nous a amenés à opérer dans des marchés aussi divers que la cartographie satellite, la téléphonie, les décodeurs TV, les transports ou l'industrie. Par exemple, nous avons permis le raccordement de la signalisation du tunnel sous la Manche en faisant correspondre les signalisations anglaise et française. Notre heure de gloire est venue lorsqu'on a créé le premier décodeur digital interactif pour le groupe Canal Plus à la fin des années 1990 : des dizaines de millions de licences ont été vendues dans le monde. Notre OS s'est alors étoffé au fil des années. Nous avons décidé de basculer dans la R&D pure pour créer un vrai OS à partir de 2007-2008. Dix ans de travail plus tard, nous l'avons terminé. Il a été financé grâce aux succès passés de l'entreprise à hauteur de 35 millions d'euros.

J.-R.L. - Laoreato m'a demandé de le rejoindre afin de commercialiser cet OS dans le monde entier auprès des acteurs industriels, que ce soit pour l'amélioration de la performance et de la sécurité des systèmes existants ou pour la production de solutions dédiées aux objets connectés. Nous lançons donc une nouvelle entreprise qui s'appelle SynapOS Technologies. En 2017, nous avons fait de nombreux tests de terrain avec nos premiers clients. Nous avons par exemple intégré l'OS pour la gestion d'un immeuble intelligent en connectant 24000 capteurs de mondes industriels très différents à des écrans utilisés par des techniciens. Ce qui est fascinant avec cette technologie, c'est que ses domaines d'application sont très nombreux.

Comment comptez-vous conquérir le monde ? Une grosse levée de fonds est-elle en préparation ?

J.-R. L. - SynapOS est un produit avec un potentiel mondial et industriel très élevé. Contrairement à beaucoup de startups dans la deep tech, nous avons déjà investi par autofinancement 35 millions d'euros et le produit est prêt, donc nous ne cherchons pas à réaliser une méga-levée. Il s'agit maintenant de déploiement commercial. Nous cherchons environ 15 millions d'euros pour financer la période qui nous permettra de finaliser les premiers contrats dans quelques verticales stratégiques. Les capacités de notre OS seront aussi livrées en open source à la communauté des développeurs. Nous recherchons des financements en equity auprès de fonds d'investissement ou de family office.

Recherchez-vous aussi des financements publics ?

L. S. - Oui, car à l'heure où nos politiques parlent de la deep tech, de la nécessité pour l'Europe de sortir de la dépendance des géants du Net et de retrouver un leadership technologique, voici une solution qui pourrait se retrouver dans chaque objet connecté et qui est 100 % souveraine. Je dis au gouvernement français et à l'Europe : la voilà, votre opportunité stratégique.

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Retrouvez  la note de Jean-Romain Lhomme « Sortir du syndrome de Stockholm numérique » sur thedigitalnewdeal.org et sur La Tribune.