Europe, il faut sortir du "syndrome de Stockholm numérique" !

Deux systèmes règnent sans partage sur notre monde numérique : MS-DOS/Windows et Unix (Linux/macOS). L'un est contrôlé par Microsoft, l'autre par une fondation dans un environnement ouvert qui ont donné MacOS chez Apple et Android chez Google. Il y a peu d'industries au monde dans lesquelles la concentration est aussi importante. L'Europe peut-elle engendrer une alternative et sortir de cette hégémonie ? C'est un enjeu de souveraineté. Le pouvoir de sanction utilisé par les régulateurs ne suffit pas. Il faut utiliser les mêmes ressources, notamment financières, afin d'encourager les entrepreneurs et chercheurs à produire un OS en Europe. Par Jean-Romain Lhomme*
(Crédits : DR)

Il semble que nous soyons atteints du syndrome de Stockholm numérique. Notre développement technologique s'accompagne d'effets secondaires négatifs qui se multiplient et pourtant nous paraissons nous en accommoder. Les journaux relatent en flux continu les graves problèmes de sécurité des données, les inquiétudes environnementales liées à l'informatique, la puissance inégalée de quelques sociétés digitales et les inquiétudes sur les libertés publiques.

La gravité des conséquences qui en découlent appelle à réfléchir aux fondements de cette situation. Est-elle inéluctable ? Il n'est évidemment pas question de devoir réfléchir à limiter les usages, mais d'identifier là où les fonctionnements doivent évoluer pour assurer un progrès encore plus rapide et durable. Il faut reconnaitre les avancées et les usages dont nous bénéficions au quotidien ; néanmoins, il est sain de comprendre les enjeux pour améliorer les technologies lorsqu'elles montrent des signes de faiblesse ou des risques. C'est le bon moment, car nous sommes à la veille d'une augmentation du nombre d'objets connectés et des données échangées et que nous pouvons constater que notre monde comporte déjà d'importantes failles. Si nous ne faisons rien, la multiplication de ces objets conduira mécaniquement à des problèmes immenses, dont le nombre et la gravité dépasseront dans des proportions abyssales ce que nous subissons déjà aujourd'hui.

Une technologie diamétralement opposée à nos besoins

Il apparait que l'origine de la plupart des problèmes auxquels nous devons visiblement nous résigner semble pourtant converger. Le développement informatique des quarante dernières années a conduit à la consolidation du fonctionnement de nos machines selon seulement deux systèmes fondamentaux qui se rejoignent dans leur construction technologique. En tant qu'utilisateurs, nous n'avons qu'une conscience limitée de leur histoire ou de leur fonctionnement. Nous acceptons involontairement de considérer ces simples outils comme des supports inamovibles liés à notre progrès technologique. Nous portons notre attention sur les nouveaux produits que les industriels, en les utilisant, nous imposent sans jamais avoir à juger de leur fonctionnement interne. Ces systèmes ont apporté de grandes avancées dans la révolution technologique (PC/Smartphone) qui a commencé à la fin des années 70. Mais une question fondamentale se pose : ne sont-ils pas un frein au progrès alors que nous entrons dans une nouvelle révolution technologique dont les besoins sont diamétralement opposés ?

Ces deux systèmes qui règnent sur notre monde s'appellent MS-DOS/Windows et Unix (Linux/macOS). Ce sont des systèmes d'exploitation (OS pour Operating System en Anglais). Pour simplifier, aucune machine électronique ne fonctionne sans un OS. C'est en quelque sorte la conscience des machines électroniques. Ils ont la responsabilité de gérer les interactions entre le matériel et l'utilisateur et d'orchestrer les tâches. L'un est contrôlé par Microsoft dans un environnement propriétaire. L'autre par une fondation dans un environnement ouvert dit « open source » (macOS dérivé d'Unix n'est pas open source et a été créé en 1988 aux États-Unis). Windows a été créé en 1985 (en complément du MS-DOS crée en 1981 aux États-Unis) et Linux en 1991 (sur les principes d'UNIX créé en 1969 aux États-Unis). La très grande majorité de nos machines informatiques, grand public et industrielles, fonctionne donc essentiellement grâce à deux systèmes fondamentaux provenant des États-Unis et dont les architectures ont vu le jour il y a quarante ans. Bien sûr de nombreuses versions ont fait évoluer ces systèmes en leur apportant de la modernité visuelle et en leur permettant d'intégrer de nouvelles normes (internet, wifi...). Mais leurs principes de fonctionnement n'ont pas changé et organisent toujours le traitement des tâches selon la même philosophie, reflétant le monde des années 70-80 dans lequel ils ont été conçus, un monde sans internet dans lequel l'essentiel des actions à effectuer relevait d'un pur besoin bureautique, où il s'agissait de traiter une tâche à la fois en relation avec un utilisateur unique. La richesse et la qualité de nos usages ont certes beaucoup évolué avec l'explosion de l'utilisation de l'informatique et d'internet. Nous avons donc compensé l'augmentation de la complexité du monde par l'augmentation de la puissance des processeurs et de la capacité de stockage. Le fonctionnement de nos OS, quant à eux, n'a pas évolué et ils continuent à traiter les tâches de façon séquentielle et par interruption.

Des systèmes obèses et énergivores

Cette concentration technologique de la fonction de base de nos machines a plusieurs effets majeurs. Tout d'abord, leurs performances se détériorent, car ils sont devenus des logiciels obèses empilant des dizaines de millions de lignes de codes provenant d'équipes pléthoriques souvent non coordonnées, créant inefficacité et bugs nombreux. La fin de la loi de Moore sur l'augmentation de la capacité des processeurs entraine une décélération de la capacité apparente de nos machines. Les industriels, eux, afin de fiabiliser leurs systèmes, sont contraints de simplifier leurs capacités. Cette inefficacité a un impact important sur la consommation énergétique conduisant à un impact environnemental majeur. Plus le monde se complexifie, et plus cela provoque le désordre dans les OS, qui multiplient le nombre de tâches et de calculs pour mener une action. Et tout calcul demande de l'électricité. Les mémoires comblent aussi ces dysfonctionnements et celles-ci sont fabriquées avec des terres rares. La part de la consommation d'énergie par les outils informatiques sera bientôt insoutenable en l'absence de solutions nouvelles rétablissant un fonctionnement optimisé. Ce besoin de puissance et de mémoire a aussi des conséquences énormes sur les coûts de fabrication. Le prix des machines ne cesse d'augmenter et la bataille pour les mémoires impactent de nombreuses sociétés, qui en répercutent le prix sur le consommateur. De plus, leur sécurité même n'est pas assurée. Dans la plupart des failles massives de sécurité, c'est bien l'OS qui est le responsable, permettant aux hackers de s'introduire dans les systèmes. Ils ont en effet été créés avec des architectures ouvertes par défaut dans un monde non connecté alors que nous devrions avoir des systèmes fermés à double tour pour répondre aux attaques incessantes. Mais ces OS sont aussi le socle de la puissance des plus grandes sociétés numériques au monde et elles n'ont aucun intérêt à encourager des alternatives. Ayant effacé la compétition dans leurs secteurs, et même si les objets ne fonctionnent pas très bien, ces sociétés maitrisent les péages et prélèvent leur dîme dans un monde où elles ont réussi à transférer aux utilisateurs et aux sociétés logiciel le besoin d'investissement. Et ceci, grâce au rôle pivot des OS.

Ici, pas de complot...

Il n'y a pas à voir dans cette situation hégémonique un complot visant à la domination malveillante du monde. Cela n'est que la conséquence du fonctionnement de nos économies. Le besoin de concentration des investissements sur un nombre très limité de plateformes technologiques finit par pousser les industriels et les éditeurs de solutions logicielles à choisir. C'est dans l'univers des OS que cette situation est la plus flagrante. Il y a peu d'industries au monde dans lesquelles la concentration est aussi importante (Windows + macOS représentent 95% du marché des PC, Android et iOS 97% des mobiles). Les régulateurs normalement soucieux de la bonne concurrence sont démunis, car il s'agit d'une convergence technologique et non capitalistique. C'est ainsi que des Goliaths peuvent contrôler les péages numériques, accéder aux données, bloquer les velléités émancipatrices et régner sans beaucoup de partage sur notre monde électronique et numérique. Ces OS présentent de très grandes vulnérabilités et malfaçons, mais comment en juger si plus de 95% du monde fonctionne (mal) à l'identique ? Nous sommes déjà entrés dans l'ère de la cécité numérique. Nous ne pouvons voir, car nous n'avons pas de point de comparaison ou d'appui.

Alors qu'une nouvelle révolution technologique tente de s'imposer avec l'interconnexion d'une multitude d'objets industriels ou grand public et la production d'un flux gigantesque de données en continu, nous ne pouvons nous satisfaire du fonctionnement actuel de ces OS rois. Il est urgent de trouver des solutions qui permettent le traitement simultané, et en continu, de multiples sources de données venant de mondes hétérogènes tout en conservant les interfaces actuelles. Il faut que ces flux et les machines qui les utilisent puissent être extrêmement sécurisés dans leur fonctionnement et contre les attaques - la perspective d'un bug, d'une prise de contrôle ou le mauvais traitement d'une information s'agissant d'une voiture autonome ne sont guère envisageables.

C'est un moment historique, car pivot entre deux mondes : un monde trouvant son origine au début des années 80 avec l'avènement du PC, et le monde de demain, du tout connecté, qui commence à peine. C'est lors de ces moments charnières que des leaders industriels mondiaux naissent. L'Europe a une opportunité unique de devenir le point d'appui mondial pour la relance du progrès, si elle s'engage à favoriser l'émergence de sociétés à même de produire les outils fondamentaux de ce nouveau monde technologique. Il ne faut pas avoir peur de la puissance apparente des acteurs dominants du moment et avoir confiance dans notre capacité d'innovation. Les changements technologiques ont toujours brisé les empires. C'est maintenant que tout se joue. Le pouvoir de sanction utilisé par les régulateurs ne suffit pas. Il faut utiliser les mêmes ressources, et notamment financières, afin d'encourager les entrepreneurs et chercheurs à produire en Europe. Le gouvernement actuel recherche les champions technologiques de demain. Il pourra d'ailleurs y en avoir beaucoup plus si nous sortons résolument de notre syndrome de Stockholm numérique

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* Jean-Romain Lhomme, Business Angel et CEO SynapOS Technologies, est l'auteur de la note de la Digital New Deal Fondation : « Sortir du syndrome de Stockholm numérique ». Pour en savoir plus sur latribune.fr/rubrique Idées

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La note intégrale de Jean-Romain Lhomme (voir document en lien) ne se contente pas d'appeler à un sursaut, elle signe la fin d'un mythe en offrant une solution concrète d'indépendance technologique : un petit pas pour la technologie, un grand pas pour notre souveraineté numérique et politique !

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Commentaires 16
à écrit le 31/10/2018 à 9:58
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Linux n'est pas énergivore, on le retrouve sous forme minimaliste dans nombre d'appareils grand public ou pro, tels certains appareils photos, téléphones, machines outils, etc. C'est libre, gratuit avec une communauté de développeurs mondiale qui ne ...

à écrit le 29/10/2018 à 19:11
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Résumé de l'article : "donnez nous de l'argent public pour réinventer la roue." Malheureusement il n'y a pas grand chose à attendre des états décadents en faillite. Ils sont plus occupés à dépecer les fleurons technologiques qu'à en créer de nouveau...

à écrit le 28/10/2018 à 20:43
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L'auteur prêche juste pour sa paroisse, et souhaite probablement recevoir de l'argent du contribuable. C'est un grand discours, un peu vide, mais ses limites deviennent évidentes lorsqu'il s'avére impossible de trouver de l'information décente sur...

à écrit le 28/10/2018 à 17:50
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Linux c'est pas Linus Torvalds qui l'a écrit ? Un finlandais (côté Finlande parlant suédois (ça fait bizarre de sortir du ferry et se croire en face)), me semble. Bon, ça tient "vaguement" d'Unix mais c'est pas Unix non plus. ... Vu qu'on peut l'ada...

à écrit le 28/10/2018 à 15:18
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MacOS date de 2001 et non de 1988 comme ecrit dans l'article. Sinon, sur le fond, l'auteur se trompe de combat.

à écrit le 28/10/2018 à 7:54
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Bonjour, Le constat semble vrai pour les ordinateurs, PC et portables. Si on parle d'IOT (internet des objets), ce n'est plus vrai. Les essais de Microsoft fin des années 1990, début 2000 s'est soldé par un échec car pas de marché à l'époque. Ceci ...

à écrit le 27/10/2018 à 18:58
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Gros problème avec Linux: il n'y a pas grand chose à vendre en plus après le matériel et la formation. Les opérateurs ignorent Linux, opéra aussi.

à écrit le 26/10/2018 à 21:08
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Il y a plus de 50 ans, Charles de Gaulle et Franz Joseph Strauss ont imposé la création d'une industrie aéronautique non pas seulement nationale mais transnationale, face aux trois grands constructeurs américains de l'époque. C'est devenu AIRBUS. Nou...

à écrit le 26/10/2018 à 14:22
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Bonne idée : l'Europe pourrait imposer Linux, qui est à tout le monde. A commencer par les administrations et les forces armées. Ce serait la moindre des choses. Et mettre fin aussi à la Neutralité du Net : il n'est pas normal que Google, Netflix e...

à écrit le 26/10/2018 à 9:57
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C'est probablement un peu caricatural. La distinction est plus subtile, il y a des technologies propriétaires et des technologies ouvertes. -IOs certes fondé sur Linux ne tourne que sur des machines à architecture définie par Apple et vendues par Ap...

le 26/10/2018 à 13:36
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Tout à fait d'accord avec vous.

le 26/10/2018 à 14:05
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Parfaitement d'accord Linux est libre et open source. L'Europe via les universités, écoles d'ingénieur, ministères, les bénévoles et des entreprises commerciales utilisent et enrichissent Linux et les applications open source . Nous n'avons pas bes...

le 27/10/2018 à 16:04
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Ce papier digne d'un vendeur d'aspirateurs ne comprenant rien à la techno est assez risible... qu'il reste dans ses grilles excel sous windobe... :-) D'une certaine manière, linux est une souche européenne... l'un des langages utilisé dans cet unive...

à écrit le 26/10/2018 à 9:53
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" les memoires sont fabriquees avec des terres rares.." Jean-Romain Lhomme ne semble pas bien maitriser la technologie..

à écrit le 26/10/2018 à 9:34
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Voilà quelqu'un qui a compris l'origine des problèmes et les conséquences désastreuse sur les technologies à venir (Robotique, IA, voiture autonome ...) basé sur la technologie informatique actuelle qui n'est pas fiable ...

à écrit le 26/10/2018 à 8:37
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Bonne analyse, en effet il y aurait un véritable coup à jouer mais hélas vous parlez à un cadavre là en train de se faire dépecer par les actionnaires milliardaires avec la complicité de leurs politiciens. Comme je dis à un moment faut arrêter de...

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