Bruxelles menace le modèle économique de Free

Par Delphine Cuny  |   |  1117  mots
Dans un Free Center, à Rouen. Copyright AFP.
La Commission européenne a demandé au régulateur français des télécoms de revoir sa copie sur les tarifs d'interconnexion mobile. Peut-être une mauvaise nouvelle pour le quatrième opérateur qui mise beaucoup sur le traitement de faveur demandé à l'Arcep.

« Ce n'est pas une bonne nouvelle », concède un analyste financier, qui fait partie des supporters de Free. Même réaction chez Iliad, la maison-mère de l'opérateur. La Commission européenne a adressé un cinglant désaveu à l'Arcep, le régulateur français des télécoms, émettant « de sérieux doutes » sur la justification des tarifs de gros plus élevés, de façon transitoire, en faveur du nouvel entrant Free Mobile (et des opérateurs virtuels Virgin et Lyca Mobile) qui lui avaient été notifiés il y a un mois : ces tarifs d'interconnexion, appelés « terminaisons d'appel mobile » dans le jargon des télécoms, correspondent aux sommes facturées par un opérateur à ses concurrents à chaque fois qu'un de ses abonnés est appelé par un client d'un autre réseau.

Bouygues Telecom a longtemps bénéficié d'une « asymétrie » en sa faveur en tant que petit dernier, arrivé plus tard et au parc de clients moins important donc acheminant moins d'appels qu'il n'en adressait. Or, la commissaire Neelie Kroes n'est pas convaincue que les nouveaux entrants subissent des coûts réellement plus importants. L'Arcep a donc trois mois pour revoir sa copie et devrait « à contre-c?ur » se ranger à l'opinion de la Commission, en diminuant l'écart prévu avec les autres opérateurs, qui était de 60% (2,4 centimes jusqu'au 30 juin contre 1,5 centime, puis 1,6 centime contre 1 centime), souligne un bon connaisseur du régulateur. Selon les analystes d'Oddo Securities, la décision « creuserait les pertes de démarrage » de Free Mobile : « si la prime passe de 60% à 40%, l'impact avant impôts est de 13 millions d'euros en 2012 et peut aller jusqu'à 40 millions si l'asymétrie est totalement abandonnée.

La terminaison d'appel SMS, un enjeu « dix fois plus important » qui déchaîne les passions


Mais « la vraie décision importante, c'est celle sur la terminaison d'appel SMS, qui aura un impact économique dix fois plus important que les 10 à 20 millions d'euros de la terminaison d'appel vocal », décrypte-t-on chez le régulateur. La « TA SMS » comme disent les opérateurs, déchaînent les passions depuis quelques mois. Car, déçu par la petite asymétrie décidée par l'Arcep sur la voix (mais donc encore trop importante aux yeux de Bruxelles, Iliad, la maison-mère de Free, avait l'intention de se rattraper sur les SMS en demandant 2,85 centimes d'euros par SMS, soit 90% de plus qu'Orange, SFR et Bouygues (1,5 centime jusqu'au 30 juin puis 1 centime). Un sujet que l'Arcep doit trancher « au cours de l'été » confie-t-elle, après une consultation publique qui sera lancée la semaine prochaine ou début mai.

« Il faut souligner que le modèle économique de Free est basé sur le bénéfice d'une terminaison d'appel sur les SMS extrêmement élevée » est monté au créneau Stéphane Richard, le PDG de France Télécom Orange, lors de son audition par la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale le 1er février dernier. « Compte tenu de l'usage moyen d'un utilisateur d'un téléphone mobile, retenir la proposition de Free reviendrait à faire financer par les autres opérateurs le forfait de 19, 99 euros à hauteur de presque 10 euros. C'est ce mécanisme de la terminaison d'appel qui permet à la société Free de formuler les tarifs qu'elle offre » avait-il martelé.
Olivier Roussat, le directeur général de Bouygues Telecom, a enfoncé le clou devant la même commission le 28 février en soulignant que « le différentiel qui a existé en notre faveur s'est monté durant 38 mois à 0,5 centime, soit 17 % de la valeur d'un SMS, et durant dix mois à 0,2 centime, soit 8 % de cette valeur. Ainsi ce différentiel apportait-il à Bouygues 40 centimes par mois et par client en 2008. Mais à l'époque, on envoyait une centaine de SMS par mois, contre mille pour un adolescent d'aujourd'hui». Si la méthode de calcul utilisée par l'Arcep n'est pas la même pour la voix (les coûts incrémentaux) que pour les SMS (les coûts moyens), il sera difficile à l'Arcep de ne pas tenir compte du récent avis de la Commission, à laquelle elle devra également notifier son projet de réglementation du tarif de la « TA SMS. » Donc d'entériner un tel traitement de faveur, un différentiel de 90% pour les SMS du nouvel entrant. Est-ce ainsi le modèle économique de Free Mobile qui risque de s'écrouler ?

Un tiers du business de Free Mobile financé par les SMS
« Notre modèle ne vit, bien sûr, pas de l'asymétrie, qui est transitoire, même si cette dernière est bienvenue » fait-on valoir chez Iliad. En réalité, les analystes financiers n'ont pas intégré dans leurs prévisions une terminaison d'appel SMS aussi élevée que 2,85 centimes, mais plutôt 1,5 centime cette année et 1,1 centime l'an prochain (soit une prime de 50% puis 10%), et l'un d'eux certifie que « les dirigeants d'Iliad n'ont pas mis 2,85 centimes dans leur budget.» En clair, Free a demandé beaucoup dans l'espoir d'obtenir un peu, même si la tendance est à la baisse générale, pour tout le monde, et plutôt plus vite en France qu'ailleurs.

Pour autant, il est vrai que les terminaisons d'appels, les « revenus entrants » issus de l'interconnexion représentent une part importante de l'équation économique de Free : « sur le forfait à 19,99 euros, on estime l'Arpu [le revenu moyen par abonné, NDLR] à 22 euros, dont 4 à 5 euros de revenus entrants - environ 3 euros de SMS et 2 euros d'appels. Or comme c'est de la marge pure, on peut considérer, sur la base d'une hypothèse d'une marge brute de 80%, que cela finance près d'un tiers du business » calcule Stéphane Beyazian, analyste chez Raymond James Equities. Si Free Mobile n'obtient pas 50% d'asymétrie sur les SMS, et très peu sur la voix, le forfait illimité ne sera pas aussi rentable mais devrait le rester. Le consensus des analystes table en moyenne sur 200 millions d'euros de perte de démarrage dans le mobile cette année.
Aux yeux de ces analystes, le moteur du modèle du nouvel opérateur reste la conquête d'abonnés. Or, selon des sources concordantes, Free Mobile aurait séduit au moins 2,5 millions de clients au premier trimestre. « On ne peut pas dire que la couverture médiatique des pannes de réseaux ait freiné les recrutements, la courbe reste forte » se désole un cadre d'Orange qui ajoute « on pensait étrangler Free avec la « TA SMS » et l'itinérance plus chère [le contrat de location signé par Free pour emprunter le réseau d'Orange là où il n'a pas encore déployé le sien NDLR] pour l'obliger à remonter ses tarifs, c'est raté. »