Free : la guerre des prix est déclarée, mais jusqu'où ?

Par Delphine Cuny  |   |  2516  mots
Xavier Niel, PDG-fondateur d'Iliad, annonçant le forfait Free à 19,99 euros lors d'une conférence de presse, le 10 janvier 2012.
Free Mobile annonçant la 4G sans surcoût dans son forfait à 19,99 euros a fait réagir Arnaud Montebourg sur « les conséquences d'une stratégie low cost » pour l'investissement et l'emploi. Alors que les prix du marché français ont chuté de 20 % en deux ans, l'État ne veut pas d'une fusion qui ferait disparaître un acteur. Bouygues Telecom joue son va-tout, voire sa survie, en solo.

À l'approche des fêtes et du deuxième anniversaire de son arrivée fracassante sur le marché français de la téléphonie mobile, Xavier Niel a revêtu ses habits de Robin des bois ou de Père Noël, aux yeux de ses abonnés et supporteurs. De « casseur des prix » et de « champion de l'esbroufe », disent ses détracteurs.

En annonçant, le 3 décembre, qu'il ajoutait sans surcoût l'accès à la 4G dans son forfait phare à 19,99 euros, Free Mobile s'est à nouveau posé en champion des prix bas, en proposant « le volume de données le plus élevé du marché à 20 Go en 4G », une « division par cinq » des tarifs par rapport aux forfaits comparables.

« Et sans Free, les prix de la téléphonie mobile en France, ce serait quoi ? », a lancé Xavier Niel sur son compte Twitter, avant d'annoncer mardi 10 décembre, « la 4G incluse dans le forfait à 2 euros » avec seulement 50 Mo.

La 4G à 2 euros, qui dit mieux ?

Ses concurrents, qui espéraient justement remonter les prix grâce au très haut débit mobile et l'avaient crié haut et fort, ont raillé la faiblesse de son réseau 4G : 800 antennes, soit sept fois moins que Bouygues Telecom ou cinq fois moins qu'Orange. « Free vend du vent », a dénigré le PDG de l'opérateur historique, Stéphane Richard.

Dès lundi 9 décembre, Bouygues Telecom s'est aligné en incluant la 4G, sans augmentation de prix, dans tous ses forfaits, sauf chez sa marque low cost B&You, du moins pour quelque temps.

« Bouygues ne casse pas les prix, il ajoute de la vitesse au même prix », nuance le directeur général adjoint du groupe Orange, temporairement rassuré que B&You ne soit pas concerné.

Mais le gouvernement s'est ému du retour d'une éventuelle « nouvelle guerre des prix » et des dégâts potentiels pour le marché et la filière télécoms.

Pourtant, « ce n'est pas une surprise que Free Mobile propose une offre 4G sans incrément de prix », relèvent les analystes d'Oddo Securities, qui s'y attendaient, à Noël ou d'ici quelques mois.

Rappelons que cela figurait même dans le dossier de presse de lancement de l'offre mobile de Free en janvier 2012 ! L'opérateur précisait que son forfait à 19,99 euros donnait accès à « l'Internet illimité sur réseau 3G/3G+ et demain 4G », plafonné à 3Go à l'époque désormais 20 Go pour les clients équipés d'un smartphone compatible.

« Ce que fait Free sur la valeur est déraisonnable, il faut que l'Arcep [le gendarme des télécoms] se réveille », s'alarme un concurrent. « Inclure la 4G gratuitement est tout à fait légal, on ne régule pas les prix de détail », relève-t-on chez le régulateur des télécoms.

« Le tort des trois autres opérateurs est d'avoir dit à l'avance qu'ils allaient augmenter les prix pour la 4G », remarque un consultant en stratégie, ce qui a laissé un boulevard à Free.

Cependant, le débat ne porte en réalité pas tant sur la 4G elle-même que sur le modèle low cost.

Pouvoir d'achat et patriotisme économique

Arnaud Montebourg, qui, au lancement de Free Mobile en janvier 2012, avait salué « Xavier Niel [qui] vient de faire avec son forfait illimité plus pour le pouvoir d'achat des Français que Nicolas Sarkozy en cinq ans », s'est mué en pourfendeur de « la concurrence sans limite » dans les télécoms depuis son arrivée à Bercy : il a une nouvelle fois attaqué le trublion du secteur, exprimant son inquiétude sur « les conséquences économiques » d'une offre 4G « à prix cassés ».

Le ministre du Redressement productif s'est fendu d'un communiqué jugeant qu'« une stratégie low cost conduit nécessairement à un sous-investissement dans les infrastructures, à une dégradation du service rendu et à des destructions d'emplois ».

Et le chantre du made in France d'appeler Free à répondre à son appel au « patriotisme économique » en faveur de l'équipementier Alcatel-Lucent, aux difficultés chroniques et en pleine (énième) restructuration.

« Le patriotisme économique, c'est quoi au juste ? Réinvestir au niveau national ou distribuer des dividendes à des fonds établis aux États-Unis ? » tacle un cadre d'Iliad, visant la politique financière des autres opérateurs.

Free, qui se défend d'être low cost et revendique une bonne gestion, a déjà rétorqué qu'on ne changeait pas de technologie sur ordre du gouvernement et que son fournisseur d'équipements mobiles est européen, Nokia Solutions & Networks. Xavier Niel a même provoqué Arnaud Montebourg en l'interpellant mardi 10 décembre directement sur Twitter, clamant faire « toujours plus pour le pouvoir d'achat ».

>>> INFOGRAPHIE Téléphonie mobile - un marché autour des 20 euros 

 

 

Low cost, disruption et darwinisme économique

Low cost, emploi, investissement : nous revoilà, en somme, revenus au débat d'il y a deux ans. Le président du gendarme des télécoms, l'Arcep, Jean-Ludovic Silicani, martèle que le bilan de l'entrée du quatrième opérateur est « globalement positif », soulignant les « 3 milliards d'euros de pouvoir d'achat » gagnés par les particuliers et les entreprises grâce à cette concurrence accrue, ainsi que le niveau record des investissements des opérateurs mobiles : 7,3 milliards d'euros en 2012 sans compter les achats de fréquences allant aux caisses de l'État , et presque autant cette année.

Cependant, le chiffre d'affaires cumulé du secteur a chuté, de 11% en 2012 et encore de 13% cette année, reflétant la baisse de 22% de la facture moyenne mensuelle des clients en dix-huit mois (18,70 euros hors taxe), malgré la croissance du marché en volume.

Les bénéfices des opérateurs ont reculé de 20% en moyenne, Bouygues Telecom terminant même l'année 2012 en perte, et « le free cash-flow [trésorerie opérationnelle] du secteur a diminué d'environ 40% en trois ans », relève un analyste financier. Bouygues et SFR se sont délestés de plusieurs centaines de salariés (542 postes chez l'un, 856 chez l'autre, sur plus de 9.000 chacun), via des plans de départs volontaires. La chaîne spécialisée Phone House va cesser son activité en France et vend progressivement tous ses magasins.

Les spécialistes des centres d'appels se plaignent d'une perte de 500 millions d'euros de chiffre d'affaires venant des donneurs d'ordre télécoms. Même si le marché n'est pas le champ de ruines prédit en janvier 2012, les dégâts collatéraux de l'arrivée de Free Mobile sont indéniables. Disparition d'acteurs qui n'ont pas su s'adapter, effet du darwinisme économique, entendon dans le camp pro-Free.

« Risque de spirale de prix bas » 

« Free est un acteur disruptif et destructeur », dénonce un de ses rivaux. « Xavier Niel sait très bien que pour réussir, il ne faut pas seulement être 20% moins cher, il faut vraiment créer un fossé, de 60% à 70%, par rapport à la concurrence », observe un expert du secteur.

Les pouvoirs publics, y compris le régulateur, prennent au sérieux « le risque d'une spirale de prix bas. Ce qui peut être dangereux et poser une menace sur la couverture des réseaux et la qualité de service », s'inquiète un haut fonctionnaire. Free a d'abord massacré le prix de la voix, vendue trop cher de l'aveu même de certains opérateurs, son coût étant faible. Il a créé tout un segment ultra low cost avec son offre à 2 euros (et même zéro pour les abonnés à sa Freebox, pour 2 heures d'appels et SMS illimités), qui reste sans équivalent : il a répondu aux besoins de consommateurs à petit budget recourant aux cartes prépayées, pas bon marché.

Les concurrents ont multiplié les offres sur ce créneau sous les 10 euros avec leurs marques low cost. Il a aussi recentré le coeur du marché autour des 20 euros, contre 40 euros avant son arrivée, en faisant des appels et SMS illimités un nouveau standard, même si les Français n'appellent en moyenne que 2 heures 56 par mois, soit 30 minutes de plus qu'avant l'arrivée de Free.

En s'invitant dans la bataille de la 4G, Free vient attaquer le haut du marché, segment lucratif, encore préservé de la guerre des prix, où les forfaits oscillent entre 70 et 140 euros par mois. Va-t-il pousser les autres acteurs à s'aligner sur l'hyperabondance de données (20 Go d'Internet mobile), le seul dernier levier de monétisation ?

« L'érosion des prix s'était tassée depuis quelques mois », observe un analyste financier londonien, qui s'inquiète : « Bouygues Telecom dégage au mieux 100 millions d'euros de free cash-flow, il suffit d'un rien, si les prix rebaissent, pour qu'il bascule dans le rouge. »

L'ex-plus petit opérateur du marché, avec 11 millions de clients, soit deux fois moins qu'Orange ou SFR, désormais talonné par Free (7,4 millions d'abonnés) « ne va pas faire faillite, il risque juste de brûler beaucoup de cash », objecte un autre analyste.

« La question n'est pas de savoir si Bouygues Telecom va mourir, mais s'il sera mis en vente, et à qui, ou si Martin Bouygues réinjectera de l'argent », tranche un haut fonctionnaire.  

L'opportunité de la 4G tuée dans l'oeuf par Free ?

Avec une large avance en matière de couverture 4G, grâce à l'autorisation donnée par l'Arcep de réutiliser des fréquences GSM, Bouygues Telecom comptait beaucoup sur cette fenêtre pour convertir de nombreux clients au très haut débit mobile avec des forfaits plus haut de gamme, au minimum à 30 euros. Une opportunité sans doute tuée dans l'oeuf par Free, puisque Bouygues s'est résolu à l'inclure sans surcoût dans toute sa gamme, à partir de 15 euros sans engagement, diminuant de moitié le point d'entrée des forfaits 4G, à condition d'être équipé d'un smartphone compatible.

L'objectif : démocratiser la 4G et faire basculer « très vite 10% » de sa base sur le très haut débit, un peu plus d'un million de clients, afin de bénéficier d'une taille critique et d'un bouche-à-oreille positif. Combien de temps tiendra-t-il sans accorder la 4G à B&You et à quel prix, au risque de démonétiser la 4G ?

« L'écart de prix justifiable entre marque mère et marque low cost s'est resserré et s'élève à 10 euros par mois », explique Alexandre Iatrides, chez Oddo Securities, parce que « la valeur perçue du service en boutique du centre d'appels par le consommateur est faible » : le courtier estime d'ailleurs le coût du réseau de boutiques à « 1 euro par mois par abonné et celui des centres d'appels à 2-3 euros ».

Il prédit, à terme, une disparition de ces marques low cost, dont l'offre fusionnera avec le coeur de gamme. L'impact sur le revenu moyen par abonné (ARPU) risque d'être cinglant. Pour l'instant inébranlable, Orange maintient son intention de remonter les prix de la 4G en février, de l'ordre de 5 à 10 euros de plus par mois, après avoir prolongé ses promotions de Noël (1 euro de plus que la 3G).

« Nous voulons valoriser, rentabiliser nos investissements et monétiser la 4G », explique Pierre Louette, qui glisse au passage : « Free investit beaucoup moins, donc il peut se permettre de vendre moins cher. »

Free investit-il assez ? Certains en doutent au gouvernement. Xavier Niel aime rappeler que son entreprise distribue peu de dividendes (22 millions d'euros par an), en comparaison de ses concurrents, et réinvestit ses bénéfices, à hauteur de 900 millions d'euros environ par an, ce qui inclut son réseau fixe, ses Box, et une partie des montants versés à Orange pour l'itinérance. En effet, son réseau en propre couvre un peu plus de 50% de la population en 3G et l'accord d'itinérance lui permet de bénéficier d'une couverture nationale en 2G et en 3G.

« Jamais Free Mobile n'aurait pu atteindre 8% de parts de marché en moins de 15 mois sans l'itinérance 2G et 3G d'Orange, cela a constitué un atout considérable », a reconnu en mars dernier le président de l'Autorité de la concurrence, Bruno Lasserre, fervent soutien du quatrième opérateur.

Déployer le réseau là où ça rapporte

En effet, « disposer de l'itinérance permet à l'opérateur accueilli d'optimiser ses investissements de déploiement en limitant leur montant et/ou en maximisant leur rentabilité », explique le gendarme de la concurrence dans un avis sur l'itinérance, qu'il souhaite voir prendre fin en 2016 ou 2018.

Au 1er décembre 2013, Free Mobile dispose de 2"450 antennes 3G actives, seulement 700 de plus qu'il y a un an. Discrètement, l'Arcep a décidé d'accentuer la pression sur Free : le gendarme des télécoms exige désormais de Free tous les deux mois un point précis sur le déploiement de son réseau, selon nos informations.

« Si la pente ne s'accélère pas, s'il y a un doute crédible que Free est en retard dans sa trajectoire pour tenir son obligation de couverture de 75% de la population en janvier 2015, l'Arcep n'hésitera pas à procéder à une mise en demeure anticipée l'été prochain », confie une source interne.

Une procédure rare, déjà mise en oeuvre contre Bouygues sur la 3G en 2007, et qui pourrait être suivie d'une amende.

« Free est malin, un peu hypocrite : il déploie juste dans les villes où ça rapporte, en attendant de pouvoir mutualiser ailleurs avec d'autres opérateurs », traduit un analyste financier.

C'est, en effet, le débat sur le partage de réseaux, présenté comme le futur modèle économique du secteur par le gouvernement lui-même, qui se situe en toile de fond.

Free à l'origine de la remontée des prix ADSL

« Le problème du gouvernement est qu'il a du mal à choisir son modèle : il veut garder quatre opérateurs mobiles, mais il ne veut pas de concurrence ! Nous subissons des injonctions paradoxales », confie un dirigeant de Free.

Bercy, qui critique la décision du gouvernement Fillon d'avoir autorisé un quatrième opérateur, veut en effet éviter à tout prix une fusion. Certains acteurs soupçonnent Free de vouloir « flinguer le secteur, pas faire du business, et ramasser un réseau à vil prix », en profitant du bond de 80% de la valeur boursière d'Iliad, qui pèse près de 10 milliards d'euros.

« Certains peignent Xavier Niel en Robin des Bois, mais dans cette version il s'achète à la fin le château de Sherwood ! La baisse des prix sur le marché mobile, c'est surtout un magnifique transfert de valeur vers les poches du propriétaire d'Iliad, qui s'est considérablement enrichi [sa fortune est estimée à plus de cinq milliards d'euros, ndlr], ainsi que quelques managers et les autres actionnaires d'Iliad », ironise un dirigeant d'opérateur concurrent.

Cependant, la baisse des prix ne sera pas infinie : « Free Mobile aussi a besoin de faire remonter son ARPU qui est très bas », relève un analyste.

Dans l'ADSL, c'est d'ailleurs Free qui est à l'origine de la remontée des prix au lancement de la Freebox Révolution, fin 2011, à son habitude en passant par un enrichissement de son offre, les appels inclus vers les mobiles depuis la Box.