Comment l'Etat tente de préserver ses intérêts souverains face à Huawei

Par Michel Cabirol et Pierre Manière  |   |  979  mots
Huawei est devenu, en quelques années, le principal fournisseur mondial d'équipements télécoms. (Crédits : Hannibal Hanschke)
Aux Etats-Unis, en Australie, en Nouvelle-Zélande ou en Grande-Bretagne, le géant chinois des équipements télécoms est banni ou exclu de certains marchés d'infrastructures mobiles, sur fond de soupçons d'espionnage pour le compte de Pékin. La France, elle, refuse pour l'heure de claquer officiellement la porte à l'industriel. Mais l'exécutif se montre très vigilant, tout évitant de froisser la Chine.

Article réactualisé 14h41 (avec citation du ministre de l'Economie, Bruno Le Maire) et à 16h55 (avec mention de la secrétaire d'Etat auprès du ministre de l'Economie, Agnès Pannier-Runacher, qui a rencontré un haut dirigeant de Huawei le mois dernier).

Le dossier est des plus sensibles. Aujourd'hui, Huawei est le premier fournisseur mondial d'équipements de réseaux télécoms. Il est non seulement leader, mais en plus, tous les opérateurs en conviennent, ses produits sont parmi les meilleurs. Le géant chinois, qui affiche un chiffre d'affaires de 92 milliards de dollars (81 milliards d'euros) a, ces dernières années, procédé à un très important lobbying dans le monde. Son objectif? Se tailler la part du lion de l'énorme gâteau des réseaux mobiles, et en particulier de la 5G, que les opérateurs s'apprêtent à déployer à travers le globe.

Problème: Huawei n'est pas le bienvenu partout. Sur le créneau de la 5G, le mastodonte chinois a été banni ou exclu de nombreux marchés, à l'instar des Etats-Unis, de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande, ou très récemment, de la Grande-Bretagne. Pourquoi? Presque à chaque fois, des motifs liés à la sécurité nationale ont été évoqués. Beaucoup craignent que les équipements de Huawei puissent être détournés de leur simple fonction de communication, et utilisés à des fins d'écoutes et d'espionnage pour le compte de Pékin.

Rencontre tendue entre Le Maire et Drahi

La France, elle, n'a pas, jusqu'à présent, décidé de bannir Huawei de certains marchés dans le mobile et la 5G. Mais l'exécutif se montre, malgré tout, particulièrement vigilant. Un événement, récent, l'illustre. Selon plusieurs sources proches, Bercy s'est rendu compte que SFR envisageait de déployer un grand nombre d'équipements radios fabriqués par Huawei en Ile-de-France et Paris. Une information dont Le Monde s'est d'ailleurs fait écho samedi dernier. Or l'Ile-de-France et Paris sont des territoires particulièrement sensibles, en raison de la présence, notamment, de lieux de pouvoir. Le quotidien du soir a écrit que Bercy "a tenu à rappeler qu'il serait particulièrement vigilant pour tout sujet touchant à la sécurité nationale". Et ce, "sans parler de défiance spécifique à l'égard du constructeur chinois".

Mais d'après deux sources proches du dossier, l'initiative de SFR a suscité un très vif agacement au sein du pouvoir. Bercy est donc monté en première ligne pour sonder le propriétaire de SFR, Patrick Drahi. Et la rencontre discrète, qui remonte à un mois environ, a été particulièrement tendue entre Bruno Le Maire, le ministre de l'Economie et des Finances, et le chef de file de l'opérateur au carré rouge, selon une de nos sources. Ce dernier aurait souhaité passer en force. "[Patrick Drahi], qui renouvelle ses équipements, a tenté le coup, affirme notre source. Il est probable que la proposition qui lui a été faite par les Chinois était à un prix très concurrentiel. Il avait tout intérêt à tenter le forcing."

L'exécutif flèche les investissements de Huawei

Notre seconde source confirme que le fait que SFR a envisagé, dit-elle, "de mettre du Huawei partout", a suscité l'ire de l'exécutif et de Bercy. "Ils étaient furax, insiste-t-elle. Tous les opérateurs travaillent avec Huawei. Mais là, cela concernait toute l'Ile-de-France..."  Interrogé par La Tribune, SFR ne fait pas de commentaire sur ses discussions avec Huawei, et dément aujourd'hui toute tension particulière avec Bercy. Idem du côté du ministère.

Un autre épisode montre la vigilance de l'Etat vis-à-vis des équipements de Huawei. Selon des sources concordantes, un très haut dirigeant de Huawei (vraisemblablement le président) a il y a peu rencontré discrètement un membre du gouvernement. Selon nos informations, il s'agit de la secrétaire d'Etat auprès du ministre de l'Economie, Agnès Pannier-Runacher. Lors de cet échange, qui a eu lieu au mois de novembre, cette dernière aurait fléché les domaines où les investissements de Huawei étaient les bienvenus. Et, surtout, ceux où ils l'étaient moins. "La 5G ne fait pas partie, du tout, des priorités sur lesquelles Huawei a été orienté", affirme notre source. Laquelle souligne qu'au terme de l'entretien, les deux partis se sont mis d'accord et ont trouvé un terrain d'entente pour orienter les futurs investissements de Huawei en France. Ce qui ne signifie pas, pour autant, que Huawei sera absent des déploiements de la 5G en France.

"C'est une entreprise qui a une place importante en France, [...] et dont les investissements sont les bienvenus. Si certains de ces investissements doivent toucher la souveraineté nationale ou des technologies sensibles, c'est à nous, le gouvernement, de fixer certaines limites", a d'ailleurs expliqué vendredi Bruno Le Maire, qui s'exprimait à l'issue d'une matinée de discussions avec le vice-Premier ministre chinois, Hu Chunhua.

La France dit discrètement: "ça, il ne faut pas le faire"

Dans ce dossier, l'exécutif préfère agir en coulisse. Un dirigeant d'un opérateur français confirme à La Tribune que l'Etat ne veut pas, jusqu'à présent, prendre une position aussi tranchée que d'autres pays.

"La France ne prend pas des positions telles qu'on les voit aux Etats-Unis ou en Australie, nous dit-il. Elle ne dit pas: 'non, non, non, cachez-moi ce sein que je ne saurais voir'. Elle dit, discrètement: 'non, ça, il ne faut pas le faire'."

Pourquoi? Parce que selon un haut cadre d'un opérateur, Paris ferait tout pour éviter de se brouiller avec la Chine, dont le marché est synonyme d'importants débouchés pour ses entreprises. "La France veut continuer à lui vendre des centrales nucléaires", cingle-t-il. D'où ce numéro, d'équilibriste, de diplomatie mêlant intérêts économiques et de sécurité.