Ubisoft, nouvelle cible de la folie des grandeurs de Bolloré

Par Sylvain Rolland  |   |  1236  mots
Vincent Bolloré veut agrandir l'empire de Vivendi dans le divertissement en s'attaquant au jeu vidéo.
En seulement huit jours, Vivendi est entré dans le capital puis devenu l’actionnaire principal du numéro un français du jeu vidéo, Ubisoft. Le groupe de Vincent Bolloré, qui se façonne un empire dans le divertissement, compte bien étendre son emprise sur l’entreprise à la moindre occasion.

Qu'on se le dise : Vincent Bolloré ne perd pas son temps. Il y a huit jours, le Pdg de Vivendi n'était même pas un sujet de préoccupation pour Ubisoft, le leader français du jeu vidéo, connu, entre autres, pour le jeu Les Lapins crétins et la très lucrative saga Assassin's Creed. Désormais, le nom de l'insatiable financier plonge la société et ses 10.000 employés dans un abîme de questionnements.

Comme à son habitude, quand il s'agit de mettre le grappin sur une entreprise, Vincent Bolloré n'y va pas par quatre chemins. Le 14 octobre, il y a huit jours seulement, Vivendi annonce dans un communiqué son entrée au capital d'Ubisoft et de Gameloft, deux sociétés très proches puisque fondées et dirigées par des membres de la même famille, les frères Guillemot. L'opération permet à Vivendi de s'octroyer 6,6% des parts d'Ubisoft et 6,2% de celles de Gameloft. L'annonce prend tout le monde de court, y compris les dirigeants des deux pépites françaises. Le lendemain matin, Yves Guillemot, le directeur général d'Ubisoft, explique dans un courriel envoyé à ses salariés et révélé par GameIndustry.biz, que "l'action de Vivendi n'était ni sollicitée, ni désirée". Tout en se disant "confiant et déterminé", il promet que les frères Guillemot "se battront pour conserver leur indépendance".

La réponse de Bolloré à cette résistance rendue publique ne tarde pas. Dans un nouveau communiqué, publié ce jeudi, Vivendi annonce l'augmentation de sa participation dans les deux sociétés, pour les porter respectivement à 10,39% et 10,20%. Soit l'équivalent de 11,6 millions d'actions Ubisoft et 8,68 millions d'actions Gameloft, pour un montant total de 244 millions d'euros.  Vivendi peut se permettre cette petite emplette. Le groupe dispose de 9 milliards d'euros de trésorerie grâce à la vente de SFR à Numericable.

Ubisoft peut s'inquiéter

Voilà comment Vivendi, qui contrôle déjà le groupe Canal +, Dailymotion et Universal Music Group, est devenu en quelques jours le premier actionnaire d'Ubisoft, et le deuxième de Gameloft, l'un des leaders du jeu sur mobile. Alors que le communiqué du 14 octobre ne précisait pas les intentions de Bolloré, celui de ce jeudi annonce plus clairement la couleur:

"Ces investissements s'inscrivent dans une vision stratégique de convergence opérationnelle entre d'une part les contenus et plateformes de Vivendi et de l'autre les productions d'Ubisoft et Gameloft dans le domaine des jeux vidéo. [...] Le Groupe ne s'interdit pas d'augmenter sa participation dans ces deux sociétés en fonction des conditions de marché et se réserve la faculté, le moment venu, de demander à être représenté à leur conseil d'administration".

Ubisoft a donc de quoi s'inquiéter. Créée en 1986, la société avait déjà eu fort à faire pour repousser le raid d'Electronic Arts, en 2004. La société américaine, alors numéro un mondial du jeu vidéo, s'était incrustée dans le capital d'Ubisoft à hauteur de 15%. Mais les dirigeants avaient su contenir l'intrus, qui avait revendu ses parts en 2010.

Bolloré étend son empire du divertissement

Ce ne sera probablement pas la même paire de manche avec Vincent Bolloré, un homme qui, rappelons-le, a pris la tête de Vivendi en deux ans et n'a pas peur de mettre ses entreprises à feu à sang, comme le montre actuellement la crise à Canal + et à ITélé.

Reste une interrogation: pourquoi Vivendi s'intéresse-t-il autant à Ubisoft ? Au premier abord, l'initiative surprend. En 2013, le groupe abandonnait 85% de ses parts dans le leader américain du jeu vidéo Activision, pour ne conserver que 5,7% des actions. A l'époque, le groupe était en quête de liquidités et faisait le ménage dans les activités qu'il ne souhaitait plus développer, c'est-à-dire les télécoms et le jeu vidéo.

Depuis, Vincent Bolloré a pris les rênes et a décidé de réorienter la stratégie du groupe vers le divertissement en général, et les médias et la production de contenus en particulier. Avec 10% du capital d'Ubisoft, Vincent Bolloré s'offre beaucoup de pouvoir. Celui de placer ses pions dans des postes-clés de l'entreprise, de demander éventuellement une fusion entre Ubisoft et Gameloft ou encore d'influer sur les contenus, exactement comme il le fait à Canal +.

Ubisoft à la conquête de nouveaux marchés

Dans ce contexte, l'investissement de Vivendi dans Ubisoft prend tout son sens. Selon le Syndicat des éditeurs de logiciels et de loisirs (SELL), le jeu vidéo s'impose comme la deuxième industrie culturelle française derrière le livre, avec un chiffre d'affaire de 2,7 milliards d'euros en 2014. Plus de la moitié des Français (53%) affirme jouer à des jeux vidéo, avec une parité quasi-parfaite (51% d'hommes) et une moyenne d'âge de 35 ans, contre 21 ans au début des années 2000.

Ubisoft, qui se revendique numéro trois mondial, est la tête d'affiche de cette activité en France. La société des frères Guillemot a réalisé 1,45 milliard de chiffre d'affaires sur l'exercice 2014-2015, soit une progression de 45,3%. Et un gain d'un milliard d'euros en dix ans.

Cette progression fantastique est soutenue par la diversification de ses activités.Les produits dérivés permettent à ses sagas à succès de se transformer en véritables machines à cash. Grâce à sa filiale Ubisoft Motion Pictures, Ubisoft investit aussi le terrain du cinéma et de la télévision. Ses fameux lapins crétins sont devenus une série, coproduite par France Télévisions, tandis que la franchise Assassin's Creed va être adaptée au cinéma, avec Marion Cotillard et Michael Fassbender dans les rôles principaux.

Un parc d'attraction en Malaisie en 2020

Ubisoft mise aussi sur les parcs d'attraction. "Lapins Crétins, la machine à voyager dans le temps", son attraction présente au Futuroscope depuis 2013, connaît un succès croissant. Si bien que l'entreprise compte ouvrir en 2020 un parc d'attraction en Malaisie centré sur l'univers de ses jeux. Elle vient également de faire son entrée dans les objets connectés, avec un capteur et une application centrés sur le bien-être.

Pour Laurent Michaud, spécialise des "loisirs numériques" pour l'Idate, cette diversification révèle la volonté de certaines entreprises du secteur de changer leur modèle économique:

"Ubisoft comme d'autres acteurs du jeu vidéo considèrent désormais un jeu comme une porte d'entrée vers un univers, un écosystème de produits et de services. Un peu comme le fait Disney avec ses films", explique-t-il à La Tribune.

Julien Villedieu, le délégué général du Syndicat national du jeu vidéo (SNJV), y voit aussi la conséquence de la dématérialisation induite par la numérisation de la société. "Désormais, les produits dématérialisés pèsent plus de 60% du chiffre d'affaires de l'industrie, indique-t-il. Créer des figurines, des objets connectés ou des parcs d'attraction permet de matérialiser les jeux et de renforcer le lien avec le joueur".

En devenant le premier actionnaire d'Ubisoft, Vivendi ne met donc pas seulement le pied dans le jeu vidéo, mais dans un pan de l'industrie du divertissement qui lui échappait encore et qui est promis à un très bel avenir. A condition, bien sûr, qu'il réussisse son OPA hostile.