Comment "remotiver" les épargnants ?

Par Ivan Best et Mathias Thépot  |   |  1680  mots
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Montée du chômage, pouvoir d'achat en berne, hausse des impôts, incertitudes sur les retraites... Les Français qui le peuvent mettent de l'argent de côté. Ils préfèrent les placements courts et sans risque comme le livret A. Le financement des entreprises requiert une épargne longue. Il faut donc trouver les moyens d'orienter différemment les ressources vers des produits comme l'assurance-vie, comme le suggère le rapport Berger Lefebvre, publié mardi. Ce rapport préconise d'imposer aux gros contrats, supérieurs à 500.000 euros, un investissement tourné vers le financement des entreprises

C'est le paradoxe de l'épargne hexagonale : les Français sont apparemment les champions du monde du bas de laine, mais le total de leurs placements se situe largement en dessous des niveaux constatés en Grande- Bretagne ou aux États-Unis, et ils financent donc moins les entreprises. Comment rendre cette épargne plus utile pour l'économie et les entreprises? Le rapport que les députés socialistes Karine Berger et Dominique Lefebvre viennent de remettre au gouvernement  tented'apporter une réponse.
De fait, si l'on retient les indicateurs macroéconomiques, avec un taux d'épargne qui dépassera encore les 16% au cours du premier semestre 2013 (les ménages mettront de côté plus de 16% de leurs revenus, selon les prévisions de l'Insee), la France est au-dessus de tous les pays industriels, sous réserve des difficultés inhérentes aux comparaisons statistiques.
Ce chiffre doit toutefois être relativisé, car il englobe deux choses : l'achat de logements neufs, assimilé à de l'épargne (9,1% du revenu), et les flux de placements financiers (7% du revenu). Ce dernier chiffre correspond mieux à l'idée que l'on se fait de l'acte d'épargner. Il a beaucoup progressé depuis la crise de l'automne 2008. Pas vraiment parce que les particuliers ont décidé alors d'augmenter leurs placements. C'est plutôt en raison d'un coup d'arrêt brutal au recours à l'emprunt. Car, quand un particulier contracte un crédit à la consommation pour acheter une voiture, par exemple, celui-ci vient en déduction de son épargne, du point de vue des statisticiens. Moins d'emprunt égale donc plus d'épargne. Ce « plus » n'est donc pas si positif, puisqu'il est synonyme d'une consommation en berne (au moins la moitié des ventes d'autos neuves se font à crédit). D'où une remontée depuis 2009 du taux d'épargne en France, effectivement beaucoup plus élevé qu'aux États-Unis, où il dépasse à peine le niveau zéro. Cela n'empêche pas les Américains d'accumuler les placements financiers. Le stock de placements détenu par les ménages est beaucoup plus élevé outre-Atlantique : si, en France, il représente 2,69 fois leur revenu disponible, c'est 3,5 fois aux États-Unis, et même 3,9 fois en Grande-Bretagne, selon les dernières statistiques de la Banque de France.
L'explication tient simplement à l'existence de fonds de pension. L'argent qui y atterrit n'est pas considéré par les statisticiens comme de l'épargne des ménages, mais il contribue bel et bien au financement de l'économie. Nul n'imagine en France la création de tels fonds ex nihilo. Ne serait-ce que parce qu'il faudrait demander aux salariés de cotiser deux fois : pour les retraités actuels, et pour eux-mêmes, via ces fonds.
Là n'est donc pas la solution. Elle est plutôt dans la remotivation de l'épargnant. Plus que nécessaire : il a quasiment renoncé à tout placement. Les dernières statistiques disponibles sont édifiantes, de ce point de vue.

La défiance pour tout placement non liquide
De septembre 2011 à septembre 2012, les ménages n'ont quasiment réalisé aucun placement à moyen ou long termes! Tout l'argent mis de côté a été conservé sous forme de liquidités (billets et comptes courants), ou sur des livrets défiscalisés, qui ont connu un succès inattendu. Leur collecte nette (placements moins les retraits) a atteint un record, frôlant les 50 milliards d'euros, soit plus que les trois années précédentes cumulées...De fait, la crise a provoqué une défiance à l'égard de tout placement non liquide. « L'épargnant ne craint pas plus le risque qu'avant, estime l'économiste Luc Arrondel, spécialiste des questions d'épargne. Mais il voit s'accumuler les incertitudes - marché du travail, évolution des revenus, fiscalité, etc. - et se montre pessimiste sur l'évolution à venir de la Bourse. »Les Français préfèrent désormais mettre de l'argent de côté pour pouvoir l'utiliser immédiatement en cas de coup dur plutôt qu'épargner sur le long terme, ne serait-ce que pour préparer leur retraite.
Un problème de fond pour l'économie française qui a plus que jamais besoin d'épargne longue, le moteur essentiel pour son développement économique. L'écart entre les besoins de financement et l'épargne financière devient en effet préoccupant, « puisque les acteurs économiques portent des investissements longs et risqués tandis que les épargnants cherchent des placements courts et sans risque », a pu récemment souligner Gérard Rameix, président de l'Autorité des marchés financiers.

La cible décisive : les 5% d'épargnants « riches »
Transformer des placements à court terme, liquides, en prêts à long terme, c'est notamment le métier des banques, même s'il n'est pas sans risque. Mais les établissements de crédit le font de moins en moins. Car les futures normes réglementaires de Bâle III, auxquelles les banques se conforment déjà, leur imposeront de disposer d'une épargne de plus longue durée pour financer des crédits longs. Tout l'objectif du rapport Berger-Lefebvre est donc de remotiver les épargnants. Pas la majorité d'entre eux, qui comptent surtout sur le livret A, mais la minorité de 5% de « riches » qui réalisent de véritables arbitrages. Il s'agit de les inciter à revenir vers des placements de long terme. Déplacer 20 à 30 milliards d'euros pourrait suffire, estime Karine Berger. Ce qui n'est pas immense, en regard du « stock » de placements, qui a atteint 3770 milliards d'euros. Pour inciter les épargnants à revenir vers le long terme, le gouvernement dispose en premier lieu de l'arme fiscale. Pour l'instant, l'exécutif n'a fait que renforcer l'attrait des livrets en augmentant leur plafond. La Fédération des associations indépendantes de défense des épargnants pour la retraite (Fai-der) déplore dans son Livre blanc que « l'épargne non risquée bénéficie de 9 milliards d'euros de dépenses fiscales, quand les placements à risque captent à peine 2,4 milliards d'euros de ces avantages ». Comme prévu,  le rapport Berger ne crée pas de nouvelle carotte fiscale en faveur de l'épargne longue. Il préconise la création d'un nouveau contrat, dénommé "Euro-croissance", qui serait notamment investi en actions. Les contrats d'assurance vie dépassant les 500.000 euros devraient être investis dans ce type de contrats, si les épargnants veulent conserver l'avantage fiscal attaché à l'assurance-vie.

Il s'agit par ailleurs de mieux lier les avantages fiscaux à un réel investissement à long terme. Très concrètement, la très faible imposition attachée à l'assurance-vie (7,5%) ne serait plus accordée huit ans après l'ouverture du contrat, comme c'est le cas aujourd'hui : l'échéance serait calculée en fonction de la date d'investissement. Les sommes devraient rester bloquées réellement pendant huit ans pour bénéficier du taux d'impôt favorable. Cette mesure ne concernerait quel es nouveaux contrats.
Mais même avec une fiscalité adaptée, un effort de pédagogie de la part des professionnels de l'épargne sera indispensable pour faire revenir des épargnants - refroidis par la crise financière de 2008 - vers des produits primordiaux au développement de l'économie. Il faut dire que « l'impuissance des régulateurs face à de grands scandales tels que l'affaire Madoff ou la manipulation du Libor » a fait fuir des épargnants de placements complexes et parfois risqués, estime Gérard Rameix. La Bourse a par exemple perdu « 2,4 millions d'actionnaires individuels depuis quatre ans », observe-t-il.
Le grand défi des conseillers patrimoniaux sera à l'avenir de faire comprendre aux épargnants où va exactement leur argent et de mesurer au mieux le risque qu'ils prennent. Ce, alors que « sept Français sur dix disent se reposer sur leur conseiller financier pour prendre une décision », indique la Faider. Dans le même temps, « un Français sur quatre considère avoir été mal conseillé au cours des trois dernières années », souligne l'association.
La finance de proximité a sûrement un rôle à jouer dans ce cadre. Elle prône en effet le développement local d'activités sur un territoire donné et assure que chaque euro épargné sera investi dans l'économie locale, PME et entreprises de taille intermédiaire (ETI). Poumon de l'économie française, ces entreprises ont cruellement besoin de l'épargne domestique pour se financer, car un quart d'entre elles ont une santé financière dégradée à cause de la crise, relève la Faider dans son Livre blanc. Un temps évoquée, la création d'un plan d'épargne en actions orienté spécialement pour ces PME ne semble plus à l'ordre du jour. Karine Berger avait indiqué début mars que la création d'un nouveau produit d'épargne « ne serait pas la solution la plus pragmatique ». Elle estime qu'il serait préférable de « capter une part de l'épargne de l'assurance-vie » pour les besoins des PME.

Faire plus avec l'assurance-vie
L'assurance-vie représente aujourd'hui 54% des 2600 milliards d'euros d'encours d'épargne longue. Ce placement est donc, et de loin, le principal pourvoyeur de financement à long terme. Les assureurs arment contribuer de plus en plus au financement de l'économie. Ils soulignent ainsi que 56% de leurs placements finançaient des entreprises en 2012, contre seulement 50% en 2003. Mais cette progression tient uniquement à un investissement massif dans les obligations émises par les entreprises, soit surtout quelques grands groupes.
En 2012, les assureurs finançaient les PME et les ETI à hauteur de 42 milliards d'euros, dont 4,2 milliards d'investissements nouveaux. Le gouvernement estime qu'il est possible de faire encore plus. La proposition de Karine Berger concernant l'assurance-vie pourrait ainsi rappeler les contrats d'assurance « DSK » ou « NSK » qui contenaient une part en actions d'entreprises dites risquées. Ces produits n'avaient pourtant pas séduit le grand public.
In fine, le but du gouvernement n'est pas de modifier en profondeur l'assurance-vie, mais bien d'optimiser l'allocation de ces fonds. Le ministre de l'Économie, Pierre Moscovici, l'a rappelé récemment : « Ce que nous souhaitons, c'est qu'on puisse effectivement orienter l'épargne vers des placements longs, des placements en actions et aussi vers l'immobilier. Il ne s'agit pas d'écorner le produit vedette et aimé des Français qu'est l'assurance-vie ».