Indignez-vous ! Cinq patrons témoignent

Par Sophie Péters  |   |  1633  mots
Stéphane Hessel
L'ouvrage de Stéphane Hessel (photo), "Indignez-vous !", prônant une "insurrection pacifique", a séduit beaucoup de Français. D'où notre interrogation : les patrons, sont-ils, eux aussi, des indignés ? Pas si facile. En hommes et femmes d'action, ils font valoir qu'elle est partie prenante de la recherche de solutions. Lisez les points de vue des patrons d'Airbus, d'Alter Eco, des parfums Annick Goutal, de France Active et des Pianos Pleyel. Et réagissez dans l'espace Commentaire.

La France championne du monde de l'indignation?? A la vue du succès phénoménal du petit opus de l'ex-ambassadeur et résistant Stéphane Hessel (photo), "indignez-vous !" on acquiesce. Comme disent les psys, "cela fait sens",. Ce best-seller a touché une grande partie de la population, mal à l'aise avec la mondialisation et en quête d'un "sage" capable de cristalliser l'air du temps. Le sentiment d'impuissance et d'être pris dans les mailles d'une société à bout de souffle domine largement chez la plupart de ces lecteurs heureux de trouver pour trois euros un écho à leur ressenti. Mieux?: une façon d'être enfin compris. Qui plus est par une personnalité crédible symbolisant à la fois la sérénité et le recul, et prônant (enfin?!) des valeurs plus humaines. Peut-être aussi y ont-ils cherché quelques pistes pour faire bouger le monde?? Car, selon Hessel, cette capacité d'indignation serait la clé de l'engagement et de l'action pacifiste et permettrait de rendre possible ce qui est souhaitable. Ce désir d'indignation parle peu à l'oreille des dirigeants d'entreprise. Femmes et hommes d'action y sont par nature peu enclins. Non pas qu'ils, ou elles, soient à titre individuel moins réceptifs aux injustices. Mais parce qu'ils sont centrés à titre professionnel sur la recherche de solutions, leur énergie est essentiellement mobilisée sur le combat quotidien. En responsabilité, ils sont donc peu à l'aise avec la faculté de révolte. Tous tombent cependant d'accord sur un point?: oui à l'indignation à une condition, celle d'aboutir à une action. Toujours à la recherche de l'efficacité, s'indigner équivaut souvent, à leurs yeux, à une perte de temps. Sauf à conduire à des prises de conscience, à des décisions rationnelles, et à nourrir leur désir d'avancer et de servir. Reste l'habit du "patron", dont la fonction prévoit moins l'indignation que la mise en ordre de marche, et dont le caractère n'aime rien tant que "retrousser ses manches".

Tom Enders, ?président d'Airbus - Combattre le climat anxiogène
"Combien de temps encore allons-nous nous voiler la face?? C'est vrai, il est plus confortable d'espérer que le pire n'est qu'une hypothèse. Le monde pourtant vit une révolution qui entraînera une réécriture de l'Histoire. La Chine et l'Inde voient se développer une classe moyenne sur le point de dépasser en nombre les populations européenne et américaine réunies. Autant dire que la demande en biens et services va exploser. La demande en ingénieurs et chercheurs qualifiés également. Aujourd'hui déjà, l'Europe n'en produit plus suffisamment. Certes, il faut s'indigner du manque d'initiatives destinées à susciter les vocations en Europe. Mais il nous faut également combattre le climat anxiogène autour de la globalisation. Ne fermons pas la porte aux talents venant d'ailleurs. Demain, non seulement l'essentiel de la demande proviendra d'Asie, mais également l'offre. D'usine du monde, l'Asie sera bientôt une économie du savoir. Alors, ne nous cramponnons pas à une réalité qui ne sera bientôt qu'un mirage, sans quoi nous risquons de précipiter l'Europe dans l'abîme. Nous acceptons la production de produits de base en Asie mais nous refusons de comprendre que la course aux talents est elle aussi globale. L'Europe, pauvre en matières premières, n'a que son savoir-faire et sa capacité d'innovation. Notre avenir dépend de la manière dont nous saurons conserver notre avance technologique et nous manquons aujourd'hui de main-d'?uvre qualifiée. Voulons-nous hypothéquer notre potentiel d'innovation??"


Tristan Lecomte, ?PDG d'Alter Eco - Changer la réalité
"S'il faut savoir s'indigner pour des événements scandaleux ou épouvantables, l'indignation est rarement un préalable à l'action. C'est ce sur quoi on se sent incapable d'avoir prise. C'est un aveu d'impuissance. S'indigner ne véhicule a priori rien de très positif?: c'est à la fois une posture de victime et la traduction d'un certain pessimisme. S'indigner c'est un peu comme si on découvrait tout d'un coup le bien et le mal. C'est aussi s'enfermer dans des accusations et se renvoyer dos à dos des culpabilités. Cela ne me semble pas un processus vertueux. Mais plutôt une bataille d'ego. On le voit en France où tout le monde parle beaucoup mais personne ne s'écoute vraiment. L'action est trop souvent neutralisée par l'indignation. On perd du temps surtout dans les sujets qui me touchent comme le développement durable. Nous devons plutôt trouver des solutions ensemble. Lorsque je suis en Thaïlande, auprès des petits producteurs, je suis toujours étonné de ne jamais les entendre s'indigner. Ils essayent en fait de changer la réalité, d'avancer et de s'en sortir. Ils gardent espoir que l'on peut changer le monde au lieu de s'indigner sur les inégalités dont ils sont pourtant les premières victimes. Chez nous, on devrait s'indigner sur notre résignation et notre propre esprit de révolte, presque systématique, et bien souvent stérile alors même que nous sommes les nantis du monde."


Brigitte Taittinger, PDG d'Annick Goutal Parfums - Trouver des solutions
"C'est toujours sympathique les coups de sang mais je constate qu'une fois avoir exprimé ce que nous avons sur le c?ur, nous repartons chacun de notre côté dans notre village gaulois. Trop souvent, l'indignation nous tient lieu d'action. Les envolées lyriques génèrent de la frustration. Certes, on a le sentiment d'exister mais ce n'est guère suffisant. La jeunesse veut avancer. Elle souhaite des résultats et moins de belles paroles. Il nous faut désormais trouver des solutions à nos sujets d'indignation. Ainsi, de notre incapacité à intégrer les jeunes sur le marché du travail. C'est une vraie priorité politique car une société dans laquelle les jeunes n'ont pas d'avenir est une société en voie de dégradation. A mon niveau, je tente de prendre le maximum de jeunes pour leur permettre de compléter leur formation et leur donner de l'espoir. Ils sont en plus très motivés. Dans les PME, notre recherche d'efficacité à tous crins nous fait trop souvent préférer un jeune moins diplômé avec une légère expérience professionnelle à un autre sorti de dix ans d'études sans aucune expérience. Comment tenir un discours sur la réussite scolaire, quand on ne sait pas leur donner une chance d'exercer ce pour quoi ils ont mis tant d'années à se former ? Il faut trouver le juste équilibre. L'indignation n'a de sens que si elle peut nous permettre de faire bouger les choses. Sinon, c'est de la démagogie. Je m'indigne d'un monde où les sujets d'indignation sont souvent soumis à l'effet des modes et amplifiés par le soutien ou non des médias, sans suivi dans le temps et ni prise de décision pour faire avancer les solutions."


Claude Alphandéry, ?président d'honneur de France Active - Proposer une vision de la société
"L'économie mondiale est le siège de profonds déséquilibres?: dopée par les nouvelles technologies, prise de vertige par l'explosion des échanges financiers mondiaux, elle produit des richesses impressionnantes mais simultanément elle met en péril l'environnement, détruit et précarise l'emploi, jette dans l'exclusion de vastes pans de la population et asphyxie les entreprises qui ne parviennent pas à s'intégrer dans le jeu brutal des multinationales. Cela dit, l'indignation ne se suffit pas à elle-même. Elle doit conduire à la résistance et proposer une vision pour la société. C'est ce que fait l'économie sociale et solidaire par des milliers de projets qui visent à retrouver le sens de l'intérêt général. Très diverses dans leurs réalités, ces initiatives partagent des caractéristiques essentielles?: un projet économique au service de l'utilité sociale, une mise en ?uvre éthique, une gouvernance démocratique et une dynamique de développement fondée sur l'ancrage territorial et la mobilisation citoyenne. C'est parce que l'économie sociale et solidaire ouvre des voies nouvelles que France Active s'efforce de financer ces projets grâce à ses crédits bancaires garantis et ses investissements solidaires."


Arnaud Marion, PDG des Pianos Pleyel et des Chantiers Baudet - Prendre conscience des réalités
"Première indignation récente, le refus de la CGT d'assister aux traditionnels v?ux présidentiels pose le problème de la légitimité d'un tel comportement, mais au-delà, de la représentativité syndicale (y compris FO, CFDT, CFTC, CFE-CGC) qui relève davantage de la coutume plus que de l'arithmétique. Ces organisations représentent entre 5 % et 15 % des salariés du privé et du public, soit 1,7 million sur 23 millions à comparer à une population de 65 millions de Français. Les grands discours idéologiques sont parfois très éloignés de la réalité banale et quotidienne des entreprises : mais là encore, est-on conscient qu'il n'y a en France que 5.000 entreprises de plus de 250 salariés sur les 2,7 millions d'entreprises existantes. Ce qui nous vaut d'avoir un ministre pour les grandes entreprises et un secrétaire d'État pour les PME qui représentent les trois quarts des emplois du secteur privé ! Et si cette prise de conscience comportait en elle les clés de la croissance future ? Deuxième indignation, à l'heure des préparatifs préélectoraux et des recherches de sortie de crise motivant le recours récurrent en France à des hommes providentiels qui ne sont jamais élus, il est un débat que syndicats et politiques n'abordent jamais : celui de la réelle représentativité des élus au suffrage universel. 410 milliards de dépenses (dont 150 milliards de déficit) pour l'Etat mais 550 milliards pour le budget social de la nation aux mains des syndicats patronaux et salariés. Finalement, on vote pour 40 % de ce qui se passe en France !"