Le "Made in France" fait-il (encore) vendre ?

Par Odile Esposito  |   |  1882  mots
Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif, en visite à l'usine d'assemblage de l'Airbus A380, à Blagnac, près de Toulouse, le 25 janvier. DR
La désindustrialisation et la montée du chômage ont sensibilisé les Français à la nécessité de consommer des produits fabriqués dans l'Hexagone. Devenu porteur dans une conjoncture de crise, le thème a été repris par les politiques. Les consommateurs sont-ils vraiment prêts à payer plus cher pour sauver l'emploi de leurs compatriotes ? Ils exigent avant tout traçabilité, qualité, service et innovation, sans pour autant accepter des surcoûts importants. Les industriels commencent à entrer dans le jeu.

Même s'il a été incarné ces derniers mois par un ministre socialiste en marinière rayée, le sujet transcende les partis politiques. Lors de la dernière campagne présidentielle, il revenait dans la bouche de tous les candidats, soucieux de réhabiliter le « made in France » afin de stopper la désindustrialisation de notre pays et d'enrayer la montée du chômage. Un v?u pieux alors que la crise incite plutôt les Français à se ruer sur les prix bas? Une vraie prise de conscience qui gagne tous les pays développés, affirment au contraire les entreprises décidées à jouer le jeu. « Le marqueur d'une façon plus raisonnée de consommer », renchérit Serge Papin, le PDG du groupe de distribution Système U.

Pour autant, l'exercice a ses limites. Derrière l'étiquette, le consommateur ou l'acheteur professionnel, français ou étranger, exige plus que jamais garantie, traçabilité et qualité. Et, en cette période de grand doute sur les origines de ce qui est dans son assiette ou dans sa maison, il n'hésitera pas à punir les tricheurs. Il n'est pas prêt non plus à payer un surcoût exorbitant, fût-ce pour sauver l'emploi de son voisin. Et se lassera vite si l'innovation n'est pas au rendez-vous. Pour les industriels, l'exercice s'apparente donc parfois à de l'équilibrisme. Mais le jeu en vaut la chandelle, assurent-ils. Explications.

Des consommateurs de plus en plus sensibilisés

Jean-Pierre Blanc en est convaincu, « le consommateur est friand du fabriqué en France ». Le directeur général des Cafés Malongo (400 salariés, 100 millions d'euros de chiffre d'affaires) qui vient de lancer une machine à dosettes éco-conçue et produite dans l'Hexagone, juge « étonnant » l'écho rencontré par cette thématique. Pour ce pionnier du commerce équitable, pas de doute, « le grand public éprouve désormais un sentiment de nécessité de faire travailler sur le territoire ».

De fait, avec la litanie des fermetures d'usines, les Français s'interrogent. Selon un sondage réalisé début janvier par l'Ifop pour la chaîne d'opticiens Atol, 77% d'entre eux seraient prêts à payer plus cher pour un produit fabriqué en France, à condition que l'écart de prix ne dépasse pas 5 à 10%. Fin 2011, ils n'étaient que 72% à accepter de dépenser un peu plus pour du « made in France ». Toujours selon cette enquête, 52% des personnes interrogées déclarent accorder de l'importance au pays d'origine d'un produit lors du passage à l'achat. Les grandes marques ne s'y trompent pas.

La Biscuiterie nantaise (BN, filiale de United Biscuits), qui briguait le label « Origine France Garantie » (OFG) pour ses fameux biscuits fourrés, « a été obligée de changer de fournisseur de pulpe de fraise pour que son BN à la fraise remplisse les critères, raconte Yves Jégo, le président de l'association Pro France, créatrice de ce label. Mais l'enjeu était de se démarquer de Lu qui produit ses Prince en Répu-blique tchèque. Nous entrons dans un siècle où la traçabilité sur l'origine des produits devient incontournable. Le xxe siècle a été celui des marques, le XXIe sera celui des origines. » Et le scandale de la viande de cheval devrait renforcer ce sentiment.

Pour autant, le consommateur n'est pas prêt à tout. « Dans les biens de grande consommation, le "made in France" seul ne réussit pas si on n'est pas au même prix que ses concurrents et si on n'est pas innovant, avertit John Persenda, le PDG du groupe Sphere, leader européen des emballages ménagers (350 millions d'euros de chiffre d'affaires, 1.300 salariés, dont 700 en France), connu pour sa marque Alfapac. Et l'on ne vous pardonnera pas si vous trichez sur la qualité. » Le groupe a gardé six de ses treize usines en France et y fabrique 70% de ses produits. Son patron s'était illustré dans une publicité, fin 2012, en posant lui aussi en marinière. « Le consommateur est attiré par l'origine, mais il veut avant tout une machine qui lui plaise, confirme de son côté Jean-Pierre Blanc, chez Malongo. Le "made in France", c'est la cerise sur le gâteau, l'argument qui va faire basculer l'achat. »

Une prise de conscience balbutiante des professionnels

Si le grand public regarde les étiquettes, les acheteurs professionnels, de leur côté, sont encore une minorité à se préoccuper d'acheter français. « Une centrale d'achats qui prône pourtant le "made in France " vient de m'annoncer qu'elle remplaçait nos sacs poubelles par des sacs de concurrents fabriqués en Pologne, s'indigne John Persenda. Certains tiennent un double langage! »

Toutefois, un frémissement se fait sentir. Éric Neri, le PDG de la petite société textile Maille Verte des Vosges, qui s'est lancé dans le vêtement professionnel et le vêtement d'image, témoigne d'une « demande croissante de la part des entreprises clientes pour des produits d'origine européenne ». « On sent une dynamique chez les acheteurs, même si cela ne se traduit pas encore dans les contrats et dans les faits, confirme Emmanuel Sabonnadière, président de Silec Cable, dont plusieurs produits sont labellisés OFG. De toute façon, des grands clients comme ERDF ou RTE n'ont pas le droit de spécifier l'origine dans leurs appels d'offres. Pour nos propres achats, nous nous approvisionnons en aluminium auprès de l'usine Rio Tinto de Saint-Jean-de-Maurienne, mais le cuivre vient de Belgique ou d'Espagne, car il n'y a plus de producteur en France. »

Cet engouement pour le « made in France », le cabinet AgileBuyer a voulu le mesurer dans la toute dernière mouture de son enquête annuelle sur « les priorités des services achats », réalisée avec le groupement Achats Supply Chain des anciens élèves de HEC. Résultat : acheter « made in France » est un objectif pour 19% seulement des départements achats. « Cette préoccupation est assez concentrée sur certains secteurs, constate Olivier Wajnsztok, directeur associé du cabinet. Dans les sociétés qui fournissent les collectivités locales ou l'État, la sensibilité est assez importante. »

Petite consolation, peut-être, les entreprises souhaitant accroître leurs achats dans les pays à bas coûts ne sont plus que 32%, contre 40% en 2012. « Il y a eu des ratés, analyse Olivier Wajnsztok. Gérer un fournisseur en Chine prend du temps. Pour résoudre les problèmes de qualité, il faut aller sur place. » Ces déceptions liées au « tout chinois » ont laissé des traces. « La mode d'externalisation des années 2000 est terminée, estime Yves Eterno, directeur distribution de KSB France, filiale du géant allemand des pompes KSB, qui possède quatre usines en France. Dans notre métier, pour les produits sécurisés, les clients ne veulent plus de matériel chinois. »

Une carte intéressante à l'export

Le « made in France » ouvre aussi des portes à l'export. Dans la gastronomie, les arts de la table, le luxe, la « french touch » reste vendeuse. « Je participe à des salons en Allemagne ou en Suisse et je constate que les clients sont sensibles au fait que nos produits soient de fabrication française », raconte André Bousquet, fondateur de la petite société Meljac (57 personnes, 6,4 millions d'euros de chiffre d'affaires), spécialiste des interrupteurs et des prises de courant haut de gamme, en laiton ou en verre, qui réalise 40% de ses ventes à l'export. « Dans mon métier, le "made in France" est un plus, et mon objectif est de monter à 75% d'export dans les 5 à 10 ans », ajoute ce patron, qui assure avoir un carnet de commandes en hausse de 45% sur un an.

Le « made in France », cependant, peut séduire bien au-delà du luxe. John Persenda exporte une partie de sa production française vers les États-Unis, le Benelux ou la Grande-Bretagne. « À l'étranger, le "made in France" a une image de qualité alors que les acheteurs ont souvent eu de grosses surprises avec des produits asiatiques. Et les États-Unis nous achètent nos sacs poubelles biodégradables, car ils n'ont pas de production de ce type sur place. »

Chez Malongo, « nous réalisons 17% de notre chiffre d'affaires à l'export, vers les pays asiatiques, les Émirats, les États-Unis, indique Jean-Pierre Blanc. Nos machines fabriquées en France sont très bien perçues à l'étranger, notamment en Asie, ce qui peut sembler surprenant pour du matériel. Mais l'image des produits français reste bonne et gage de qualité ». Dans le matériel électrique aussi, la qualité française est reconnue. « À Abu Dhabi, le label "made in France" apporte quelque chose de plus, assure Emmanuel Sabonnadière, le patron de Silec Cable. Et aux États-Unis, il bénéficie d'une vraie cote d'amour. Les Allemands ont travaillé sur le "made in Germany" et ils en ont fait une marque de solidité. Nous essayons de faire de même avec le "made in France" pour en faire une marque d'innovation. »

Un atout stratégique nécessaire mais pas suffisant

Pour autant, difficile pour les entreprises de faire du « made in France » le pilier de leur stratégie. « L'année 2012 s'est mal passée à cause des fortes hausses de matières premières que nous n'avons pas pu répercuter sur nos prix, confie Loïc Hénaff, PDG de l'entreprise bretonne de charcuterie familiale, bien connue pour son pâté. Nous avons conservé notre propre abattoir, ce qui nous permet de bien contrôler notre matière première. Mais le prix du porc a grimpé de 27% en deux ans. Il nous faudrait augmenter le prix de notre boîte de pâté de 25 centimes, ce sera difficile à faire accepter à la grande distribution. Les enjeux d'une fabrication française tiennent à quelques dizaines de centimes... »

Le prix des matières premières, c'est aussi ce qui handicape John Persenda, le PDG du groupe Sphere, leader européen des emballages ménagers. « Nous achetons notre polyéthylène à 30 kilomètres de notre usine de Dieppe, mais son prix en euros est identique à celui payé en dollars par nos concurrents étrangers. Avec le taux de change actuel, cela fait un différentiel de 30%. Les usines pétrochimiques françaises ont été rachetées par des groupes saoudiens ou américains qui, pour les maintenir en vie, vendent leurs produits beaucoup plus cher. » Comment lutter?

John Persenda cite quelques atouts hexagonaux : le coût modéré de l'électricité, le crédit d'impôt recherche et la productivité des salariés qui lui permet de « produire 30.000 tonnes en France avec 170 personnes, là où il en faudrait 1.000 en Chine, assure-t-il. Mais c'est seulement en étant très innovant qu'on peut continuer à produire en France. Nous avons été les premiers à lancer des sacs à lien coulissant. Puis, en 2006, nous avons racheté la société allemande Biotec. Ses ventes étaient quasi nulles et on nous a traités de fous, mais elle avait un portefeuille de 200 brevets. Aujourd'hui, nous produisons des sacs à base de matières végétales et leurs ventes ont crû de 8% en 2012, alors que nos concurrents sont, eux, en repli de près de 10%. Mais, innover, cela implique d'avoir davantage d'entreprises de taille moyenne, car il est très dicile de maintenir de la recherche dans une PME. » Une recette « à l'allemande » qui a sans doute aidé au succès du fameux « made in Germany ».