Quand l'Autorité de la concurrence et le Conseil constitutionnel changent le modèle social français

Par Ivan Best  |   |  823  mots
Ancien numéro deux du Medef, Denis Kessler a mené la bataille en coulisse contre la désignation par les partenaires sociaux d'un assureur s'imposant à toute une branche Copyright Reuters
En interdisant aux partenaires sociaux de désigner pour une branche un assureur unique, tant en matière de santé que de prévoyance, le Conseil constitutionne fait bouger les lignes de la protection sociale. Inspirée par l'Autorité de la concurrence, sa décision sera lourde de conséquences

Grand pourfendeur de la gestion paritaire de la protection sociale, partisan acharné de la libéralisation de l'économie, et notamment du secteur de l'assurance, Denis Kessler a gagné. Il avait mené le combat en coulisse contre l'article un de la loi sur l'emploi, donnant notamment la possibilité aux partenaires sociaux d'imposer à toutes les entreprises d'une branche un assureur santé (clause dite de désignation).
La décision du Conseil constitutionnel, jeudi soir, invalidant ce dispositif, lui donne raison. Un véritable « séisme » selon l'expression d'un expert de la protection sociale.

Une décision qui "fera date", selon la FFSA
« La décision du Conseil Constitutionnel fera date », se félicite pour sa part le président de la Fédération française des sociétés d'assurances (FFSA), Bernard Spitz. "Juridiquement, parce qu'elle réaffirme la liberté contractuelle et la liberté d'entreprendre en tant que principes fondamentaux. Economiquement, parce qu'elle garantit la liberté des entreprises de choisir leur complémentaire", a-t-il ajouté, dans une déclaration à l'AFP.

L'autorité de la concurrence et le conseil constitutionnel contre la position du gouvernement
De fait, c'est tout un modèle de mutualisation des risques, mis en place petit à petit depuis cinquante ans, qui risque de prendre fin. Alors que le gouvernement avait pris position en faveur de cette désignation -certes sous pression syndicale- ce sont l'autorité de la Concurrence et le Conseil constitutionnel, le second puisant son inspiration auprès la première, qui façonnent donc, d'une certaine manière, l'avenir de la protection sociale. D'aucuns pourront s'interroger sur la légitimité démocratique de ces instances... Ont-elles vocation à dire le droit, ou à repenser le modèle social français ?

La cour de justice européenne avait validé le dispositif
Car il faut souligner l'importance de cette décision, dont l'impact va bien au-delà de question -déjà non négligeable- des complémentaires santé. Le conseil constitutionnel a donc décidé l'annulation de l'article du code de la sécurité sociale donnant, depuis une vingtaine d'années, la possibilité aux partenaires sociaux représentant une branche de désigner un assureur à l'ensemble des entreprises de celle-ci. Une désignation qui ne laisse pas le choix aux entreprises concernées, au nom de la mutualisation.
Une atteinte insoutenable à la concurrence ? Bruxelles ne le pensait pas. La Cour de justice européenne, avait avalisé ces clauses, acceptant l'argument de la solidarité et de la mutualisation des risques au niveau des branches professionnelles. A Paris, l'Autorité de la concurrence a donc jugé que les instances européennes n'allaient pas assez loin dans le combat pour la concurrence libre et non faussée...

Les accords de branche existants, en sursis
La décision du conseil pèsera évidemment sur les négociations déjà en cours, dans la perspective de l'assurance complémentaire santé, obligatoire à compter du premier janvier 2016. Mais pas seulement. Dans le domaine de la santé, il existe déjà 64 accords de branche, accords beaucoup plus nombreux s'agissant de la prévoyance (décès, invalidité...), puisqu'on en compte 255. Si le Conseil constitutionnel affirme que les accords existants restent valides, des clauses de revoyure sont prévues tous les cinq ans: à cette échéance, les contrats seront alors remis en cause, et il n'existera alors plus aucune base juridique pour les renouveler, en tous cas sur la base de la désignation (c'était, le plus souvent, une institution de prévoyance qui l'emportait, en ce cas ).
La CFDT ne semble pas s'en inquiéter outre mesure, qui insiste sur la possibilité subsistante, pour les partenaires sociaux, de recommander un assureur. Mais les entreprises restent alors totalement libres, et la mutualisation des risques n'est pas la même, au sein d'une branche.

Un risque de désengagement des employeurs?
C'est ce que souligne l'UPA (employeurs-artisans), organisation professionnelle qui a milité ardemment en faveur de la désignation. On s'y montre beaucoup plus inquiet. On y insiste sur la capacité actuelle des partenaires sociaux de contrôler l'assureur unique d'une branche, capacité qui va de fait disparaître, avec la multiplication des opérateurs possibles. Dès lors, en l'absence de contrôle, le risque existe que les organisations patronales se désengagent peu à peu de la protection sociale. Une assurance minimale serait mise en place au niveau des entreprises, sans mutualisation de branche.
Faute de cette mutualisation, dans le cas d'une assurance santé, par exemple, les entreprises dont les salariés sont particulièrement jeunes pourraient offrir une couverture maladie à moindre frais, par rapport à celles dont les employés sont plus vieux.
Bref, le changement ne sera pas mince. Un changement impulsé non pas par la majorité au pouvoir, qui ne s'est pas prononcée en ce sens, mais par des autorités indépendantes, dont la décision n'a guère été critiquée au sein du gouvernement. De là à penser que l'exécutif les a laissées à la man?uvre...