Comment une révolte fiscale a permis Waterloo

Par Romaric Godin  |   |  2217  mots
Napoléon en exil sur l'île de Sainte-Hélène. / Wikipédia
Le 18 juin 1815, les armées coalisées conduites par Wellington et Blücher battaient l'armée française de Napoléon. Mais si l'Empereur a pu rentrer à Paris sans vraie résistance une centaine de jours auparavant, il le doit aux erreurs fiscales du gouvernement de Louis XVIII.
Article publié la première fois le 13 janvier 2014, réactualisé le 17 juin 2015

Waterloo, c'était il y a deux siècles. Le 18 juin 1815, l'aventure napoléonienne s'achevait dans le sang au sud de Bruxelles. Mais si l'Empereur a pu combattre à Waterloo, c'est qu'il avait été bien accueilli, lors de sa fuite de l'île d'Elbe cent jours plus tôt, par une grande partie de la population française. Très impopulaire lors de sa première abdication en mars 1814, l'Empereur est alors redevenu un espoir. Pourquoi ? En partie parce que le roi restauré, Louis XVIII, n'a pas su tenir ses promesses de réduire le poids de la fiscalité sur les plus pauvres mise en place par... Napoléon !

 

L'effondrement de l'empire

 

En ce début d'année 1814, les forces de l'Europe coalisée viennent d'entrer sur le territoire « historique » de la France, celui du royaume prérévolutionnaire. Une armée gigantesque de 500.000 hommes déferle sur un pays défendu par des troupes près de neuf fois moins nombreuses. En quelques mois, le souverain le plus puissant d'Europe, Napoléon, empereur des Français, roi d'Italie, protecteur de la Confédération du Rhin et maître en 1812 de quasi toute l'Europe, semble avoir tout perdu. Sa « grande armée » lancée dans les plaines russes a été décimée par les campagnes de Russie et d'Allemagne.

 


La bataille de Leipzig / A.I. Zauerweid - Wikipédia

 

La défaite de Leipzig en octobre 1813 a achevé de l'isoler. Ses anciens alliés, y compris son beau-père, l'empereur d'Autriche François II, et son ancien général, le roi de Suède Bernadotte, se sont retournés contre lui.

 

La colère des Français

 

Isolé, réduit à défendre la France et Paris, Napoléon doit faire face à un phénomène nouveau : la contestation intérieure. Le 27 décembre 1813, le jusqu'ici très docile Corps législatif, prononce des remontrances très sévères au souverain par la voix de son président, le député de la Gironde Joseph Lainé :

 

« nos maux sont à leur comble. (...) Le commerce est anéanti, l'industrie expire... Quelles sont les causes de ces ineffables misères ? Une administration vexatoire, l'excès des contributions, le déplorable mode adopté pour la perception des droits et l'excès, plus cruel encore, du régime pratiqué pour le recrutement des armées. »

 

Napoléon manque de tout

 

Lainé résume en quelques mots les raisons du divorce entre la France et son empereur : la guerre et les impôts. Car Napoléon veut poursuivre la guerre. « Je suis certain de défaire cette coalition, comme j'ai défait les autres », prétend-il. Mais face au continent en armes financé par un Royaume-Uni qui puise jusqu'aux limites de ses ressources, le « petit Corse » manque de l'essentiel : d'hommes et d'argent. Alors, il pressure la France. Il appelle en 1813 les conscrits des classes 1814 et 1815, ce sont les jeunes « Marie-Louise. » Et surtout, il alourdit les impôts : des « centimes additionnels » sont réclamés pour les contributions directes et les contributions indirectes, appelé les « droits réunis » sont alourdis.

 

La France « au pillage » ?

 

Bonaparte semble vouloir pour sauver son trône, mettre en coupe réglée la France, comme il avait fait de l'Europe pendant dix ans. Dans une brochure publiée en mars 1814 en faveur de la restauration de Louis XVIII et titrée De Buonaparte et des Bourbons, Châteaubriand résume l'état d'esprit d'alors sur cette question fiscale.

 

 

« La France entière était au pillage. Les infirmités, l'indigence, la mort, l'éducation, les arts, les sciences, tout payait tribut au prince », résume le vicomte breton. Certes, l'auteur malouin n'est pas un auteur impartial et sa brochure est un pamphlet violent. Mais il n'en révèle pas moins un état d'esprit qui ramène notre « ras-le-bol fiscal » contemporain au rang de légère irritation.

 

La révolte fiscale

 

La conscription et les droits réunis consomment le divorce entre l'Empereur et la France. Durant les premiers mois de l'année 1814, Napoléon multiplie les victoires dans la campagne de France, mais il ne peut en tirer profit, et pas seulement en raison de son infériorité numérique. L'argent ne cesse de manquer, les impôts ne rentrent pas. Le budget de 1814 avait inscrit 171 millions de francs de recettes au titre des impôts indirects. Fin mars, il n'est rentré pas plus de 12 millions dans les caisses de l'Etat. L'empereur, qui tient encore la rue par sa police, doit faire face à une véritable « révolte fiscale. »

 

Une révolte qui a une traduction militaire. Peuple et bourgeois préfèrent souvent l'occupation alliée, qui, en 1814, demeure respectueuse des biens et des personnes, aux tyrannies de l'administration napoléonienne. Les villes ouvrent donc leurs portes aux alliés. D'autant que la famille des Bourbons, qui arrive dans les bagages des troupes étrangères, multiplie les alléchantes promesses fiscales.

 

Des Bourbons en quête de reconnaissance

 

Pour la famille royale, il est en effet urgent de se faire aimer du peuple. En 1814, les chefs de cette famille, le prétendant au trône, Louis XVIII, et le Comte d'Artois, tous deux frères de Louis XVI, ne sont guère connus du public. Ils ont quitté la France en 1792 et 1789. Leur retour après la chute du « tyran » n'est guère chose acquise. Les alliés sont partagés. Les Britanniques les soutiennent mollement ; le tsar de Russie les déteste et préfèrerait Bernadotte ou leur cousin le Duc D'Orléans ; l'empereur d'Autriche verrait bien une régence de sa fille l'impératrice Marie-Louise en faveur de son petit-fils Napoléon II... Les Bourbon doivent donc s'imposer. Et pour cela, ils vont utiliser le talent de Talleyrand, mais aussi ce fameux « ras-le-bol fiscal. »

 


L'allégorie de l'entrée de Louis XVIII dans Paris le 3 mai 1814./ Pierre-Nicolas Legrand de Lérant

 

Le vin taxé à 94,1 % !

 

Les « droits réunis » sont tenus en haine par le peuple, particulièrement par les plus pauvres qui paient le plus lourd tribut car ces taxes frappent lourdement ses produits de consommation les plus courants : le sel, le tabac et surtout l'alcool. Le vin, notamment, boisson la plus consommée par le peuple où l'on ne goûte guère l'eau. Or le parcours fiscal d'un verre de vin, avant d'arriver dans le gosier d'un Parisien, donne le tournis. Après s'être acquitté d'un « droit de mouvement », le vin est chargé du droit d'entrée fixe dans la ville, puis d'un droit de vente au détail, sans compter les droits de timbre et d'enregistrement liés à chacun de ses actes fiscaux. En résumé, le verre de vin parisien est, en 1814, taxé à 94,1 % ! Et malheur à celui qui serait tenté par une bière ou un spiritueux, soumis en plus à des « droits de production » et à des taux plus lourds encore que le vin.

 

Le Directoire avait ouvert la voie

 

La révolution avait pourtant supprimé le fatras des impôts indirects de l'ancien régime. L'Assemblée constituante avait voulu simplifier l'impôt à trois « contributions » : la patente pour le commerce, la foncière pour la propriété privée et la mobilière pour les autres revenus. Ce système rationnel s'est vite heurté à la réalité : l'incapacité à constituer les rôles, les listes de contribuables, et l'explosion des besoins de l'Etat. En 1797, le Directoire, tout en annulant de fait deux tiers de la dette française, avait ainsi établi une quatrième contribution sur « les portes et fenêtres » afin de frapper les plus riches et avait rétabli certaines taxes indirectes dont l'octroi.

 

Napoléon renforce les impôts indirects

 

Mais c'est bien Bonaparte qui, arrivé au pouvoir fin 1799 avec l'appui des milieux financiers soucieux de limiter la hausse des impôts directs, a élargi ces taxes indirectes sous le nom générique de « droits réunis » et a mis en place une administration tentaculaire chargée de les recouvrer. Entre 1805 et 1813, les recettes de ces impôts sont multipliées par dix. Rien d'étonnant à ce que les droits réunis sont devenus synonymes pour le peuple de la tyrannie impériale. Et pas davantage étonnant que les Bourbons se soient engagés dans la brèche pour gagner en popularité.

 

La promesse des Bourbons : « plus de droits réunis ! »

 

Dès le mois de février, le Comte d'Artois fait publier et répandre dans tout le pays une proclamation commençant ainsi : « Français, l'heure de votre délivrance approche ! (...) Plus de tyran, plus de guerre, plus de conscription, plus de droits réunis ! » Son fils, le Duc d'Angoulême confirme cette promesse devant Bordeaux et c'est aux cris de « plus de droits réunis ! » qu'il entre dans la ville avec les troupes britanniques. Progressivement, l'image des Bourbons s'améliore, devient positive. Les alliés, poussés par l'habileté de Talleyrand, finissent par céder et par rappeler Louis XVIII qui arrive à Paris le 3 mai.

 

De l'eau dans le vin taxé du Comte d'Artois

 

Le réveil est néanmoins brutal. Une fois assurés du trône de leurs ancêtres, les Bourbons oublient vite leurs promesses. Le 27 avril, le Comte d'Artois se veut déjà bien plus prudent. Il signe un décret débutant ainsi : « Ne voulant préjuger ce que le roi notre frère voudra apporter comme modifications à la perception des droits réunis (...), nous avons cru devoir retrancher tout ce que cet impôt a de plus vexatoire et de le rendre supportable au peuple. » L'heure n'est donc plus à la suppression pure et simple. Il n'est plus question que de « modifications. »

 

Un semblant de réforme

 

Installé aux Tuileries, Louis XVIII abolit bien les droits réunis. Mais pour les remplacer immédiatement par une administration centrale des « contributions indirectes. » Le mot est changé, la réalité demeure. Une commission est chargée de réformer les taxes indirectes, mais en attendant, il faut payer les droits prévus par le budget. Fin décembre, la loi change peu de choses, à l'exception de certaines taxes frappant la production, autrement dit la propriété privée plutôt que la consommation.

 


Défilé militaire devant l'arc du Carrousel aux Tuileries sous l'Empire./ DR

 

Une crise budgétaire majeure

 

Que s'est-il passé ? Lors de son retour sur le trône, Louis XVIII trouve une situation économique désastreuse. Un déficit de 670 millions de francs, soit un an de recettes. Quant aux dettes que l'Europe serait en droit de réclamer à la France, elle s'élève au chiffre vertigineux de 1,7 milliard de francs. La marge de manœuvre fiscale est donc nulle. La droite aristocratique autour du Comte d'Artois se laisserait bien tenter par la banqueroute, comme sous l'ancien régime.

 

Un choix fiscal et politique

 

Mais Louis XVIII sait qu'il ne pourra sauver son trône qu'en faisant des concessions avec la bourgeoisie qui détient des rentes et a fait la révolution pour mettre fin à ce système de banqueroute. Il a octroyé une charte, une constitution, qui offre le droit de vote aux plus riches. Cette concession interdit également d'augmenter les contributions directes : ce serait s'exposer à un refus de la Chambre et rappeler à la bourgeoisie les « centimes additionnels » de l'empire, les hausses d'impôts de Napoléon.

 

La seule solution à la crise budgétaire : s'appuyer sur les impôts indirects

 

La solution choisie par Louis XVIII et soutenue par son ministre des Finances, le baron Louis, est de rétablir le crédit de la France par une réduction des dépenses et une augmentation des recettes « acceptables. » Les droits indirects, supportés par la majorité de la population privée par la Charte de droits politiques et aisés à collecter, devaient donc non seulement être maintenus, mais encore augmentés. Après l'épisode des Cent-Jours (mars-juin 1815), où les Bourbons furent chassés sans que la masse du peuple ne bougeât (sauf dans quelques régions très royalistes), ce choix de 1814 fut définitivement adopté. Le rejet des « droits réunis » déboucha paradoxalement sur un système fiscal français reposant de plus en plus sur les impôts indirects. A la fin du 19e siècle, ces derniers représentaient les trois quarts des revenus de l'Etat français. Comme le note l'historien britannique Niall Fergusson, pourtant fort libéral, « la bourgeoisie français du 19ème siècle a été largement sous-imposée. »

 

L'histoire se répète, deux siècles plus tard ?

 

Rien d'étonnant à ce que la France, un des derniers pays d'Europe à avoir adopté l'impôt sur le revenu, ait toujours été en pointe en termes d'impôts indirects. C'est la France qui a ainsi « inventé » la TVA dans les années 1950, système adopté ensuite par le reste de l'Europe à partir de la fin des années 1960. Aujourd'hui encore, les impôts indirects représentent plus de la moitié des recettes fiscales de l'Etat. Et deux siècles après le baron Louis, le gouvernement de Jean-Marc Ayrault, lui aussi confronté à une crise budgétaire, a aussi, pour tenter de faire face, augmenté la TVA. Malgré le « ras-le bol fiscal »...