"Nos gouvernants vivent encore au vingtième siècle" (Jean-David Chamboredon)

Par Propos recueillis par Fabien Piliu  |   |  1424  mots
Jean-David Chamboredon : "Certaines start-up que nous aidons ont la capacité de devenir des leaders mondiaux, tout simplement. La France a beaucoup de talents. Ses écoles d'ingénieurs sont excellentes, ses écoles de commerce forment très bien à l'entrepreneuriat. Avec la génération Y, l'économie tricolore dispose d'un bel atout."
Deux ans après la colère des Pigeons dont il fut l'un des chefs de file, Jean-David Chamboredon décrypte pour La Tribune la politique économique du gouvernement. Son jugement est sans appel. La classe politique mais aussi les partenaires sociaux vivent encore au vingtième siècle. Parce qu'ils n'ont pas encore pris la mesure des évolutions du monde actuel, la France décroche et gâche son talent.

La Tribune : Selon un sondage réalisé pour La Tribune et France Info par Opinion Way, Alain Juppé, Nicolas Sarkozy, François Baroin et François Fillon sont les personnalités politiques qui inspirent le plus confiance aux chefs d'entreprises. Que pensez-vous de ces résultats ?

Jean-David Chamboredon. Difficile à dire. Je ne pense pas que les dirigeants de start-up auraient voté ainsi. Le clivage entre la majorité présidentielle et l'opposition aurait probablement été beaucoup moins flagrant.

Deux ans après les Pigeons, peut-on considérer que la fracture entre les entreprises et l'exécutif a été réparée ?

Les chefs d'entreprises sont passés à autre chose, surtout chez les dirigeants de start-up. J'évoquerai plutôt une certaine désillusion de la part des entrepreneurs. Ils se désolent qu'une grande partie de la classe politique, et ce, quelle que soit leur sensibilité, vive encore au vingtième siècle !

C'est-à-dire ?

La plupart des responsables politiques actuels n'ont toujours pas pris la mesure des enjeux actuels, de la rapidité avec laquelle le monde dans lequel nous vivons évolue. C'est regrettable car nous perdons du temps et nous gâchons nos talents. C'est particulièrement flagrant dans le monde du web.

Pourtant, le gouvernement a multiplié les mesures pour stimuler l'innovation !

Parlons-en ! Le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi [CICE] ? Il ne concerne pas les start-up car les talents sont payés à des salaires supérieurs à 2,5 SMIC. La PEA-PME ? Ce sont essentiellement les entreprises cotées qui en bénéficieront. Le crédit impôt recherche ? En bénéficier, c'est s'assurer d'un contrôle fiscal. Quant au crédit d'impôt innovation, son rôle n'est pas clair. Et parce qu'il a fallu un an pour attendre la publication des décrets d'application, beaucoup d'entrepreneurs ont oublié son existence et son éventuelle utilité.

Mais, grâce au Pacte de responsabilité et aux allègements de cotisations qu'il contient, le taux de marge des entreprises devrait se redresser. C'est une bonne nouvelle, non ?

Bien sûr. Le coût du travail doit être allégé en France. Mais c'est un problème d'ordre 2. Si elle doit embaucher, une start-up n'attendra pas des allègements de charges ! La seule question que devrait se poser le gouvernement et ses partenaires sociaux est la suivante : comment relancer l'investissement, et comment peut-on le financer ? Tous les autres sujets sont d'ordre 2.

Même la question des seuils sociaux, qui, selon le patronat, briderait le développement des entreprises ?

Je ne connais pas un seul dirigeant de start-up qui refuserait d'embaucher un cinquantième salarié pour se soustraire à certaines obligations sociales. C'est inconcevable. C'est une question d'un autre temps. Mais ce n'est pas la seule. Le marché de l'emploi doit également être modernisé.

De quelle manière ?

JDC. Recruter est très risqué. Pour une entreprise, se séparer de quelqu'un, parce qu'il n'est pas performant ou parce que l'activité est en berne, est trop compliqué. Elle ne sait pas combien ce licenciement va lui coûter. Il faudrait que ce coût soit défini à l'avance, avec un plafond d'indemnités, pour que l'entreprise puisse prendre sa décision d'embauche sereinement. Bien sûr, en cas de comportement fautif de la part de l'employeur, cette « sécurité » sauterait, au bénéfice de l'employé.

Vous réclamez plus de flexibilité en somme...

La question n'est pas de dire que l'herbe est plus verte ailleurs, notamment aux États-Unis. Ce que l'on observe, c'est qu'une entreprise de la Silicon Valley qui doit recruter 100 personnes en un mois peut le faire. Elle aura la même souplesse pour se séparer de 50 personnes si elle doit réduire la voilure. Grâce à cette souplesse, elle a une forte capacité de croissance. Ce n'est pas le cas en France où beaucoup d'entreprises voient leur développement s'effectuer en sous-effectif.

A plusieurs reprises, vous avez pris position contre les nouvelles règles encadrant les cessions d'entreprises prévue par la loi Hamon. Pour quelles raisons ?

C'est une catastrophe. Là encore, nos gouvernants nous ont apporté la preuve qu'ils vivaient au vingtième siècle. Informer les salariés d'une éventuelle cession de leur entreprise se justifie parfaitement quand il n'y a pas de repreneur. Dans tous les autres cas, c'est absurde. Dans le monde des affaires, la confidentialité c'est clé. Je crains que cette nouvelle loi fasse capoter de nombreuses cessions.

Existe-t-il une pénurie d'argent en France ?

En France, il existe des seuils très difficiles à franchir. On évoque souvent la « vallée de la mort », la phase au cours de laquelle une start-up cherche des financements, entre 500.000 et 2 millions d'euros, pour se développer. Mais il existe un autre plafond de verre, aux alentours de 10 millions d'euros. Pour ce type de montant, il faut prospecter à l'étranger car il n'y a personne en France pour prendre des risques à cette hauteur. Aux États-Unis, la chaîne de financement est beaucoup plus riche. C'est la raison pour laquelle nous pensons ouvrir un bureau à New-York en 2015.

Même pas Bpifrance ?

Malheureusement, non. Certes, la création de Bpifrance est une bonne chose mais elle ne peut pas être seule à répondre à toutes les questions de financement qui se posent aux entreprises. Il faudrait plusieurs acteurs de la taille de Bpifrance pour dynamiser et fluidifier l'accès au financement.

La Banque de France indique que la demande de crédits accordée aux entreprises est relativement stable. Est-ce que le monde du web est plus dynamique ?

C'est l'effervescence. Chez ISAI, nous recevons chaque année plus de 1.500 projets à financer !

Peut-on en déduire que les banques les ont laissé tomber ?

Il faut dépasser cette polémique sur le rôle des banques. Ce n'est pas leur rôle de prendre des risques de type capital-investissement. Les banques sont avant tout utiles pour financer via de la dette des investissements productifs ou des besoins de fonds de roulement. Ce n'est pas avec de la dette que l'on finance de l'innovation ou des activités entièrement nouvelles. C'est tout.

Les projets que vous recevez sont-ils de qualité ?

Certaines start-up que nous aidons ont la capacité de devenir des leaders mondiaux, tout simplement. La France a beaucoup de talents. Ses écoles d'ingénieurs sont excellentes, ses écoles de commerce forment très bien à l'entrepreneuriat. Avec la génération Y, l'économie tricolore dispose d'un bel atout.

Que faudrait-il faire pour soutenir les start-up ?

Avec France Digitale, nous travaillons sur plusieurs pistes. Pour attirer les talents, il faut relancer l'actionnariat salarié en allégeant le coût pour les entreprises. Il faut aussi ajuster les règles de l'ISF pour que les "serial-entrepreneur" qui ont réussi restent en France et continuent de financer de nouveaux projets. Qui mieux qu'eux peut comprendre les besoins de la nouvelle génération d'entrepreneurs ? Nous sommes en contact régulier avec Bercy sur ces sujets.

Comment Bercy accueille vos idées ?

Le dialogue est de qualité. Après, il faut qu'il y ait une vraie volonté politique.

Que vous inspire le « french tech tour », cette campagne de séduction des investisseurs étrangers ?

C'est très sympathique. Mais pour les investisseurs étrangers, et notamment les fonds pan-européens ou américains, seul le succès compte. Criteo est le plus bel étendard du web français à l'étranger. Il faudrait d'autres success-stories de ce type pour que les investisseurs étrangers regardent la France d'un autre œil.

C'est-à-dire ?

Pour les fonds d'investissement, la carte du monde se décompose ainsi : Amérique du nord, Asie, Europe du nord et « autres ». La France est classée dans la partie "autres" pour beaucoup d'entre eux.

L'affaire Dailymotion a-t-elle été oubliée ?

Je ne sais pas. Mais quel mauvais signal la France a adressé au monde entier ! A cause des rodomontades d'Arnaud Montebourg, la France a été ridicule. Je ne dis pas que les conditions du rachat de Dailymotion par Yahoo étaient optimales. Je dis juste que c'était à Orange de prendre la décision en toute confidentialité. Pas à un homme politique qui, par nature, est de passage et qui en a fait une affaire médiatique.

Existe-t-il d'autres Criteo ?

Une entreprise comme BlaBlaCar en a le potentiel. Son entrée sur le Nasdaq est tout à fait envisageable en 2016/2017.

Deux après ans, la colère des Pigeons peut-elle se réveiller ?

Nous restons extrêmement vigilants. Avec le soutien de France Digitale, nous sommes prêts à nous mobiliser très vite si les circonstances le justifiaient.