Des congés illimités à la Virgin, est-ce possible en France ?

Par Giulietta Gamberini  |   |  899  mots
"Le système de congés illimités préconisé par Richard Branson finirait sans doute par engendrer, dans les entreprises françaises où le présentéisme et le contrôle social dominent, un important contentieux dont l'issue serait incertaine", souligne Isabelle Beyneix.
Les entreprises françaises pourraient-elle s'inspirer des américains Netflix ou Virgin, qui proposent à leurs salariés de prendre leurs congés quand et aussi longtemps qu'ils le souhaitent, sans devoir en rendre compte à qui que ce soit? Ce serait bien compliqué, explique une spécialiste du droit du travail interrogée par La Tribune.

Netflix y a recours depuis 2009, Virgin vient de lui emboîter le pas... Aux Etats-Unis, les congés illimités, c'est-à dire pris librement par les salariés sans limite de temps ni contrôle, sont en passe de devenir le modèle adopté par les sociétés qui veulent se distinguer comme les plus novatrices, et qui aspirent à motiver leurs troupes ou à attirer les meilleurs talents. Les salariés français espérant que la tendance atteigne l'autre côté de l'Atlantique risquent toutefois d'être déçus. Isabelle Beyneix, enseignante-chercheuse en droit privé à Novancia Business School Paris, qui vient de publier un ouvrage sur le droit du travail aux éditions Vuibert, explique pourquoi, mais aussi pour quelles raisons ils ne devraient pas s'en plaindre.

La Tribune: Les congés illimités offerts par Virgin à ses salariés aux Etats-Unis et au Royaume-Uni seraient-ils applicables en France?

Isabelle Beyneix: "Cela me semble très difficile. Aux Etats-Unis, de telles politiques sont possibles et avantageuses pour les salariés car aucune loi fédérale ne prévoit de congés payés. En l'absence d'éventuelles lois locales, chaque entreprise fixe donc ses règles. Ainsi, en moyenne, les salariés américains peuvent prendre deux semaines de congés par an, la plupart du temps sans solde. Seul un quart d'entre eux partent d'ailleurs en vacances.

En France, en revanche, les congés font l'objet d'une réglementation très détaillée et plus généreuse qu'outre-atlantique, qui est d'ailleurs l'acquis de presqu'un siècle de luttes sociales. Du minimum de deux semaines obtenu en 1936, on est ainsi passé à trois semaines en 1956 et à quatre en 1969 pour enfin arriver, en 1982, à la règle actuelle, fixée par l'article L.3141-3 du Code du travail: "deux jours et demi ouvrables par mois de travail effectif chez le même employeur", ce qui correspond à cinq semaines. Ces congés, dont l'obtention est ainsi liée au temps travaillé et non pas aux résultats acquis, sont par ailleurs obligatoirement indemnisés, selon des modalités elles aussi fixées par la loi (article L.3141-22 Code du travail)."

LT: N'y a-t-il moyen de passer outre ces règles?

IB: "En France, les textes qui traitent des congés payés sont d'ordre public: on ne peut donc y déroger sauf en mieux par le biais de conventions collectives. Mais il y a peu de chances qu'une négociation visant à introduire une clause "ouverte" du type de celle proposée par le patron de Virgin aboutisse dans un contexte comme le nôtre, où les salariés sont attachés à la protection que leur garantit l'existence de règles, et où ils bénéficient déjà d'un nombre important de congés.

Même si une telle négociation aboutissait, l'éventuel système de congés illimités préconisé par Richard Branson finirait sans doute par engendrer, dans les entreprises françaises, où le présentéisme et le contrôle social dominent, un important contentieux dont l'issue serait incertaine. Certains travailleurs, en voyant leurs collègues s'absenter plus souvent qu'eux, pourraient notamment reprocher à l'employeur un traitement discriminatoire. Les différences de traitement entre travailleurs ne sont en effet autorisées que "lorsqu'elles répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l'objectif soit légitime et l'exigence proportionnée" (article L.1133-1 du Code du travail). Mais comment vérifier le respect de ces critères dans un système fondé sur le simple autocontrôle? C'est pour cette raison d'ailleurs qu'en France les entreprises préfèrent gratifier les bonnes performances individuelles par des primes ou des augmentations, plus discrètes que l'octroi de temps libre supplémentaire.

Il faut enfin considérer que pour les salariés soumis aux 35 heures, et donc au pointage, la mise en oeuvre d'un tel régime serait particulièrement compliquée. Si, comme la plupart du temps aux Etats-Unis, il était réservé aux cadres, plus libres dans la gestion de leur temps, un tel privilège serait difficilement accepté par les autres catégories sociales, notamment en période de crise. Sans compter qu'en termes d'organisation interne, sa mise en place représenterait un véritable choc."

LT: Comment expliquer cette plus grande rigidité du droit du travail français par rapport à celui anglo-saxon?

IB: "La conception du travail est dans les pays de Common Law essentiellement fondée sur la performance, la responsabilité individuelle et l'autoprotection. Le droit du travail est ainsi régi par le principe de la flexibilité et la notion de contrat à durée indéterminée (CDI) n'existe pas. Ce qui permet d'ailleurs de supposer que les congés illimités dont parle Richard Branson seront, dans les faits, utilisés d'une manière très limitée.

En droit civil français, le principe opposé domine: celui de la protection du salarié, qui à son tour découle du lien de subordination régissant les relations entre employeur et salarié. Ce qui explique aussi pourquoi le CDI est, en France, selon la loi, "la forme normale et générale de la relation de travail" (art. L.1221-2 du Code du travail). Il paraît donc très difficile, voire impossible, de créer des congés illimités sans changer totalement de système."