Agriculture : pourquoi la crise agricole pourrait durer jusqu'en 2025

Malgré le caractère structurel des difficultés des agriculteurs, les élections des Chambres d'agriculture, prévues en 2025, risquent de pousser les syndicats à maintenir la mobilisation, craint le gouvernement. L'enjeu est surtout de capter le vote des très nombreux agriculteurs abstentionnistes.
Giulietta Gamberini
Le corps intermédiaire qui gagne les élections des Chambres d'agriculture sera celui qui en pilotera les politiques. En contrôlant ces établissements publics administratifs, il pourra donc imposer sa vision de l'agriculture.
Le corps intermédiaire qui gagne les élections des Chambres d'agriculture sera celui qui en pilotera les politiques. En contrôlant ces établissements publics administratifs, il pourra donc imposer sa vision de l'agriculture. (Crédits : YVES HERMAN)

Au gouvernement, on en est convaincu : la pression sur le gouvernement par les agriculteurs et leurs syndicats, massivement en colère depuis janvier, ne retombera pas jusqu'aux élections des membres des Chambres d'agriculture, qui doivent avoir lieu... en 2025. Certes, la crise que le monde agricole traverse va bien au-delà de la France, comme l'ont démontré les manifestations dans plusieurs pays, et est profondément liée à des défis structurels comme l'impact sur l'agriculture du changement climatique, de la guerre en Ukraine et de l'inflation. Certes, la détresse et le nombre de revendications des agriculteurs sont anciennes, soulignent leurs syndicats.

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Pour autant, l'enjeu de pouvoir de ces élections organisées tous les six ans, et la surenchère syndicale, qui l'accompagne est très sensible. Représentant les agriculteurs au niveau départemental, interdépartemental, régional et national, les Chambres d'agriculture exercent depuis l'après-guerre une mission de service public : contribuer au développement agricole, via l'amélioration des performances techniques et des conditions de vie des exploitants, rappelle François Purseigle, professeur de sociologie à l'Institut national polytechnique de Toulouse, et spécialiste du syndicalisme agricole français.

Un accès royal au pouvoir politique

Or, le corps intermédiaire qui ressort vainqueur des élections des Chambres d'agriculture sera celui qui en pilotera les politiques. En contrôlant ces établissements publics administratifs, il pourra donc imposer sa vision de l'agriculture, alors que le projet et la hiérarchie des priorités peuvent différer grandement d'un syndicat à l'autre, explique l'universitaire.

Les Chambres d'agriculture offrent en outre un accès royal au pouvoir politique, puisque leurs membres sont les interlocuteurs de l'Etat au niveau des régions et des départements sur les politiques de développement agricole. Et grâce aux services de conseil et d'accompagnement qu'elles offrent aux agriculteurs, et auxquels ces derniers sont très attachés, leurs élus sont connus et appréciés au niveau local, poursuit François Purseigle.

« Une course à l'échalote »

« Même s'il n'y a pas de lien direct de cause à effet entre la crise agricole et les élections de 2025, leur perspective a sans doute boosté certaines organisations » dans leurs manifestations, reconnaît ainsi Raymond Girardi, vice-président du Mouvement de défense des exploitants familiaux (MODEF) -syndicat classé à gauche qui en 2019 a obtenu seulement 1,3% des suffrages. Jusqu'à ce rendez-vous, « la Coordination rurale (CR, syndicat minoritaire plutôt classé à droite, ndlr) va essayer d'entretenir la flamme et la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA, syndicat majoritaire avec les Jeunes agriculteurs, ndlr) va courir derrière », estime une source ministérielle.

« Cela va être une course à l'échalote, car la Coordination rurale va maintenir la mobilisation jusqu'au bout », considère pour sa part François Purseigle.

Interrogée par La Tribune, la présidente de la Coordination rurale, Véronique Le Floc'h, qui déplore une réponse insuffisante du gouvernement aux doléances des agriculteurs, affirme d'ailleurs : « Nous ne lâcherons rien. Nous voulons maintenir cet élan de colère pour qu'il s'inscrive dans l'histoire ».

« Des candidats dans tous les départements »

Née dans le Sud-Ouest dans les années 90, la Coordination rurale, qui en 2019 a obtenu 21% des suffrages et le contrôle de trois Chambres d'agriculture (Vienne, Haute-Vienne et Lot-et-Garonne), « compte en effet s'ancrer progressivement partout. Elle présente d'ailleurs des candidats dans tous les départements », note François Purseigle.

« Sans remettre radicalement en cause le modèle agricole dominant, elle représente surtout des agriculteurs qui se sentent déclassés et qui votent contre la FNSEA », analyse le sociologue.

« Cette dernière reste toutefois pour le moment quasiment partout gagnante », observe le professeur. En 2019, dans une liste commune avec les Jeunes Agriculteurs, elle a obtenu 55% des voix. Le soutien dont elle bénéficie « ne dépend ni de la taille ni des revenus des exploitations », précise François Purseigle, pour qui la résilience de la FNSEA, présente depuis l'après-guerre, découle plutôt « de son antériorité, ainsi que d'un syndicalisme plus de service que de contestation ».

Reconquérir les abstentionnistes

Malgré cette domination, la FNSEA se retrouve toutefois de plus en plus confrontée à un défi : reconquérir sa base. Sa représentativité s'érode en effet au fur et à mesure que l'abstentionnisme des agriculteurs aux élections professionnelles progresse. Entre 2007 et 2019, le taux de participation est tombé de 65% à 46% dans le collège des chefs d'exploitation, notamment dans les zones géographiques et les secteurs où l'agriculture est le plus en crise, remarque François Purseigle. « Aujourd'hui, la FNSEA ne représente donc que 25% des agriculteurs », considère Raymond Girardi.

Le syndicat majoritaire, comme les autres, scrute donc le comportement des agriculteurs non syndiqués, qui ont joué un rôle important dans la mobilisation agricole, et que l'issue de la crise peut soit rallier à un corps intermédiaire, soit démotiver encore davantage du vote.

« Les manifestations sont souvent l'occasion de rebooster les troupes et de faire du collectif. Dans certains départements, elles ont permis, surtout au syndicat majoritaire, d'obtenir des adhésions », note François Purseigle.

Un « plafond de verre » pour la gauche

Quant à la Confédération paysanne, qui en 2019 a totalisé 19,3% des voix, ses chances de progresser en 2025 sont plus restreintes que pour la Coordination rurale, selon François Purseigle, pour qui « elle est confrontée à un plafond de verre : elle parle aux paysans qui se sentent de gauche, alors que la population de gauche est assez limitée dans le monde agricole ».

« Elle est donc mieux entendue par les citadins que par les agriculteurs, et recule même dans certaines zones d'élevage au profit de la Coordination rurale », note le chercheur.

La Confédération paysanne rejoint toutefois la Coordination rurale sur la nécessité de maintenir la mobilisation : « La crise n'est pas derrière nous », estime sa porte-parole, Laurence Marandola, en insistant sur le « sentiment d'abandon » des agriculteurs rentrés dans leurs fermes face à la persistance de leurs difficultés. Elle profite d'ailleurs elle aussi du contexte pour souligner la nécessité de renouveler les Chambres d'agriculture:

« La crise a démontré que les chambres actuelles, censées représenter l'ensemble des agriculteurs, n'ont pas fait remonter leur mécontentement au gouvernement (avant les premiers barrages, ndlr). Elles ont donc failli dans leur mission », estime Laurence Marandola.

Un scrutin très majoritaire

Le jeu d'influence est davantage compliqué par les élections européennes du 9 juin 2024, qui multiplient les tentatives de récupération du mouvement agricole par les partis politiques. Si les syndicats en ont besoin pour porter leurs revendications à Bruxelles, qui joue un rôle essentiel dans l'orientation de l'agriculture française, ils veulent aussi maintenir leurs distances et leur identité. Alors que le Rassemblement national courtise les agriculteurs de la Coordination rurale en misant sur un discours très agrarien et « anti-système », cette dernière se garde notamment de prendre une position explicite en sa faveur, note François Purseigle.

Les résultats des élections de Chambres d'agriculture dépendront en outre largement du mode de scrutin. Celui en vigueur actuellement, très majoritaire, profite trop à la FNSEA, selon la Coordination rurale et la Confédération paysanne, qui voudraient y introduire davantage de proportionnelle.

« Celle des Chambres d'agriculture est la seule élection professionnelle qui n'est pas régie par une proportionnelle intégrale », déplore Laurence Marandola.

Il semble toutefois plutôt improbable que les syndicats minoritaires obtiennent gain de cause. Au contraire, jusqu'à la fin de l'année dernière, le projet de décret sur lequel travaillait le ministère de l'Agriculture prévoyait une réforme du mode de financement des corps intermédiaires qui profiterait encore plus à ceux majoritaires.

Depuis le début de la crise agricole, le décret, essentiel pour que les élections puissent avoir lieu, est dans les mains du Premier ministre, selon les syndicats.

« Dans ce contexte, ce serait en effet explosif de sortir un décret affaiblissant les syndicats minoritaires », met en garde Véronique Le Floc'h.

Giulietta Gamberini

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Commentaires 7
à écrit le 23/04/2024 à 8:56
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Par quel "miracle" l'agriculture n'aurait-t-elle plus de problème à partir de 2025 ?

le 23/04/2024 à 11:44
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quand nos politiciens parleront officiellement sans tabou ils ne seront plus la !

le 24/04/2024 à 8:28
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et oui c'est Bruxelles qui decide pas les depute européens non des personnes non élus nomme par les dirigeants qui eux saborde la pensée des électeurs et surtout ne voit que leurs intérêts personnel

à écrit le 23/04/2024 à 8:14
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Il suffit de discuter une minute avec un agriculteur: les prix sont trop bas! Et ils le sont pour deux raisons essentiellement: 1. les cours mondiaux trop bas, et 2. le consommateur ne cesse de baisser le poids de l’alimentation dans son budget (12/1...

le 23/04/2024 à 10:14
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Les agriculteurs nous disent qu'ils sont là pour nourrir le Monde alors qu'il y a surproduction, des prix trop bas et qu'eux mêmes n'arrivent pas à se nourrir! Y aurait pas comme un problème sur le modèle économique agricole? La balle est aussi d...

à écrit le 22/04/2024 à 20:24
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" ... pourrait durer jusqu' en 2025 " ... quel optimisme ... ! ...Le Monde Occidental Européen va connaître bien davantage " d' années sombres " ... Un " Temps des Troubles " comme disent les Russes en parlant d' une Période de leur Moyen Âge,...

à écrit le 22/04/2024 à 19:48
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"L'enjeu est surtout de capter le vote des très nombreux agriculteurs abstentionnistes" Pourquoi les agriculteurs abstentionnistes seraient plus stupides que les autres abstentionnistes ? S'abstenir est dans l'état actuel politique la logique, ensuit...

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