La bataille pour réduire l'usage des armes à feu aux Etats-Unis est perdue d'avance

Par Pierre Manière  |   |  1203  mots
Cette publicité pour des fusils Daisy date de la fin des années 1960. Son message: "De 7 à 17 ans, les fusils Daisy feront de vos noëls des moments inoubliables." DR
Malgré la tuerie de Newtown et les efforts de Barack Obama pour encadrer davantage le secteur, 42% des Américains veulent que leurs droits vis-à-vis des armes à feu soient préservés. Au pays de l'Oncle Sam, on demeure culturellement très attaché aux pistolets et aux fusils. La Tribune décortique les raisons de cette réalité sociale.

Les rescapés de la tuerie de Newtown ont repris jeudi le chemin de l'école. Mais pas question pour eux de revenir sur les lieux de la fusillade, où 20 de leurs camarades âgés de 6 et 7 ans ont perdu la vie le 14 décembre dernier : c'est un ancien collège de la ville voisine de Monroe qui accueille désormais ces garçons et filles. L'édifice a été intégralement rénové par des bénévoles, qui, selon Le Figaro, ont même reproduit des salles de classe à l'identique afin que le retour sur les bancs soit le plus paisible possible. Toutefois, les mesures de sécurité ont été renforcées. Ce sont maintenant des policiers armés qui accueillent les élèves, dont les images en pleurs après le massacre ont bouleversé les Américains.

Pourtant, à chaque tuerie de ce type, la réponse est toujours la même. Passé le premier choc, les Américains continuent à acheter des armes à feu. Ainsi, par rapport à 2006, le commerce licite des armes légères et de petit calibre a doublé aux Etats-Unis. Il a dépassé la barre des 8,5 milliards de dollars par an, indiquait cet été un rapport du "Small Arms Survey" (SAS). Pis, les ventes de fusils et pistolets ont même tendance à s'envoler après des tueries de masse. Comme cela était prévisible, la fusillade de Newtown n'a pas fait exception. Certes, Barack Obama semble cette fois plus déterminé que jamais à encadrer le secteur. "Nous n'avons pas le droit de dire que légiférer est trop dur et que nous n'allons donc pas essayer. Quelque chose doit marcher", a lâché fin décembre le président américain. Il compte au moins interdire les fusils d'assaut, les chargeurs de grande capacité et mettre en place une vérification des antécédents des acheteurs d'armes. Mais face à de puissants lobbys comme la National Rifle Association (NRA), et sans majorité à la Chambre des représentants, la tâche s'annonce pour le moins difficile.

"Le droit du peuple à abolir un gouvernement tyrannique"

Surtout, il y a un problème de fond qui relève davantage de la culture : les Américains sont accros aux calibres. D'après une enquête du Pew Research Center effectuée quelques jours après la tuerie de Newtown, 42% des Américains considère qu'il est important que leurs droits vis-à-vis des armes à feu soient préservés. Aux yeux de Zobel Behalal, responsable Paix et conflits à l'ONG CCFD-Terre Solidaire et spécialiste des questions de régulation du commerce des armes classiques, il s'agit-là d'une "réalité sociale", parfois difficile à comprendre sur le Vieux Continent. Comme le montre les vieilles publicités, acheter une arme constitue un acte presque banal aux Etats-Unis. Et cette "réalité sociale" est puissamment enracinée dans les mentalités.


Cette publicité pour les armes Iver Johnson date de 1903. DR

Selon le professeur Denis Lacorne, spécialiste de l'histoire politique des Etats-Unis au Centre d'études et de recherches internationales et fin connaisseur de la question, cette culture des armes à feu est liée à la fondation même du pays. "La création des Etats-Unis (avec la guerre d'Indépendance de 1776 à 1783, Ndlr), ce sont des colonies britanniques qui se révoltent contre la mère patrie", rappelle-t-il, soulignant que "le droit à se rebeller", ou "le droit du peuple à abolir un gouvernement tyrannique" figure dans la déclaration de Thomas Jefferson. C'est notamment pour cela que les milices armées ont toujours eu une place importante aux Etats-Unis.

Se faire justice soi-même

A côté de la déclaration d'Indépendance, il y a aussi la Constitution du 15 décembre 1791, dont le deuxième amendement stipule que "le droit qu'a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé". Pour Denis Lacorne, "on a d'emblée deux principes très forts qui soutiennent ainsi la souveraineté populaire".

Celle-ci, pour les pistolets Colt, est apparue en 1939. DR

Historiquement, posséder une arme apparaît donc comme naturel. C'est particulièrement vrai dans les Etats du sud : selon l'étude du Pew Research Center, 45% des habitants y possèdent une arme à la maison, contre 21% pour le nord-ouest du pays. "Leur attachement aux armes est très important depuis la guerre civile, décrypte Denis Lacorne. Sachant que par la suite, les sudistes ont continué de s'armer car ils vivaient dans la peur d'une révolte des Noirs." Selon lui, cette "tradition" a ainsi perduré. A cela, il faut ajouter un effet "conquête de l'ouest", où en l'absence de troupes fédérales et d'ordre établi, la population a pris l'habitude de se faire justice elle-même. A Dallas, au Texas, il est ainsi courant d'étrenner son calibre à la ceinture. La loi l'autorise, pour peu que l'on dispose d'un permis.

Une société très "militarisée"

Cette "démocratisation" des armes s'est ainsi solidement ancrée dans la société. En témoigne cette publicité de 1920 pour des fusils à air comprimé Daisy. Son titre: "Aidez votre garçon à grandir." Le tout suivi d'un tonitruant: "Quand votre garçon vous demande un fusil à air comprimé, sachez que c'est l'Américain fort et droit qui sommeille en lui qui ne demande qu'à se réveiller." Ou encore celle-ci pour Winchester des années 1960, estampillée "Waouw papa... une Winchester!" Ces messages et ces images possèdent un fort caractère rural. Elles font aussi état d'un certain rite de passage à l'âge adulte, comme si "on devenait un homme" en possédant une arme. Journaliste et auteure de Les pubs que vous ne verrez plus jamais* (dont certaines jalonnent cet article), Annie Pastor abonde en ce sens : "A Partir de 1920, dans leurs publicités, les armuriers montraient soit des cow boys, soit un père et un fils à la chasse, et parfois des compétitions de tir."

Autre facteur qui explique cet engouement pour les armes: "la société américaine est très militarisée", souligne Denis Lacorne. Du Vietnam à l'Afghanistan en passant par l'Irak, le pays est coutumier des guerres et autres opérations militaires. Chaque campagne fournit son lot d'anciens combattants, enclin à acheter des armes automatiques qu'ils ont appris à manier.

4,5 homicides volontaires pour 100.000 personnes

Reste la violence - voire l'ultraviolence - de la société, qui incite également les Américains à s'équiper. On dénombre aujourd'hui 4,5 homicides volontaires aux Etats-Unis pour 100.000 personnes, soit quatre fois plus qu'en France, souligne Denis Lacorne. Cette violence est surtout présente dans les ghettos urbains touchés par le chômage, la drogue et les gangs. On a par exemple dénombré pas moins de 513 homicides volontaires à Chicago pour la seule année 2012 (+15% par rapport à 2011), sachant que 90% des personnes tuées sont noires. Si les banlieues tranquilles de la classe moyenne sont globalement épargnées, la médiatisation désormais banale de cette violence fait le miel des fabricants d'armes, qui en écoulent environ 3 millions par an. S'en prendre à ce commerce, c'est donc s'attaquer à un pilier de la culture américaine. Un vrai parcours du combattant.

* Les pubs que vous ne verrez plus jamais d'Annie Pastor, aux éditions Hugo Desinge (2012)