Au Brésil, une Coupe du monde désenchantée

Par Lysiane J. Baudu  |   |  1741  mots
Dilma Rousseff, présidente brésilienne depuis 2011. / Reuters
Au pays du football roi, les Brésiliens font preuve d'un enthousiasme modéré à l'égard de leur "Mundial". Le coût exorbitant des travaux fait craindre des lendemains qui déchantent dans un pays où les besoins d'investissements sont immenses. Le "B" des Brics veut profiter de l'effet d'image de la Coupe, mais le pays est en plein doute, alors que la présidente, Dilma Rousseff, remet son mandat en jeu en octobre prochain.

Pra frente, Brasil ! («En avant, le Brésil !»).

Le slogan, utilisé aussi bien en politique qu'en football, aurait dû trouver toute sa place cette année, avec l'événement que les 200 millions de Brésiliens attendaient : la Coupe du monde de football, qui se tiendra du 12 juin au 13 juillet. Mais s'ils bombaient le torse au moment de l'annonce, en 2007, voilà qu'ils sont aujourd'hui en proie au doute. C'est que les choses ont changé.

En 2007, la croissance du PIB caracolait à 6%, tandis que, cette année, sa progression devrait se situer autour de 1,7% seulement, après 2,3% en 2013. Certes, la crise financière et économique mondiale de 2008 est passée par là, mais il n'empêche, les préparatifs du Mundial ont paradoxalement mis en lumière les limites des progrès enregistrés durant l'ère Lula, initiée en 2003.

L'ancien président, dont le second mandat s'est terminé le 31 décembre 2010, avait réussi, en surfant sur la vague d'une demande mondiale accrue, notamment chinoise, de matières premières, agricoles et minérales, à faire émerger le Brésil en tant que puissance économique. Non seulement le pays avait assaini ses finances et tenait son rang parmi les Brics, dont il amorçait l'acronyme, mais en plus, il se voulait actif sur la scène diplomatique internationale, sans oublier qu'il faisait figure de laboratoire de développement, de nature à inspirer de nombreux autres pays.

Grâce à une politique sociale innovante, le taux de pauvreté est tombé de 21% en 2003 à 11% en 2009, selon la Banque mondiale. Entre 20 millions et 30 millions de Brésiliens ont réussi pendant cette période à rejoindre la classe moyenne, stimulant la demande interne, grâce à un pouvoir d'achat accru.

Mais aujourd'hui, la classe moyenne veut plus : prendre le bus ou le métro sans problème pour aller travailler, envoyer ses enfants à l'université ou encore se faire soigner dans de bons hôpitaux. Et c'est là que le bât blesse. Lula, malgré son immense popularité, n'a pas réussi à traduire dans la réalité toutes ses ambitions.

À part quelques grands projets (tel le barrage de Belo Monte), les routes, les ports, les transports publics, délaissés depuis des années, n'ont pas bénéficié des fonds nécessaires à leur amélioration. Le Brésil n'investit que 2,2% de son PIB en infrastructures, contre une moyenne de plus de 5% pour les autres pays émergents. De même, l'enseignement supérieur, très élitiste, laisse la nouvelle classe moyenne à la porte, tandis que la qualité des hôpitaux est inégale et que la fiscalité et le système de retraites doivent en grande partie être réformés.

Dilma Rousseff, l'actuelle présidente, a bien cherché à poursuivre l'oeuvre entamée par Lula. Mais si elle est du même camp, le Parti des travailleurs, elle n'a ni son charisme, ni son habileté politique. Avec la Coupe du monde de football (et les Jeux olympiques que le pays organisera en 2016), elle a logiquement mis l'accent sur les investissements en infrastructures liées à ces grands événements, aux dépens d'autres programmes, certains ayant été suspendus.

52% des Brésiliens sont des "anti-world cup" 

Fallait-il doter le pays de douze stades, au lieu des huit requis par la Fifa ? Fallait-il en construire un à Manaus, en pleine Amazonie, alors qu'il connaîtra sans doute le même sort que l'opéra, inauguré au temps de la folie du caoutchouc et désespérément vide depuis ? Et un autre dans la capitale fédérale, Brasilia, qui n'a même pas d'équipe de foot digne de ce nom ?

Pour l'instant, le stade de Brasilia se distingue par son coût : 900 millions de dollars, soit trois fois plus que l'estimation initiale... Enfin, si les routes, des aéroports aux centres-villes, ont été rénovées pour faciliter la vie des supporters étrangers, cela ne fait rien pour améliorer le quotidien des Brésiliens qui cherchent à se rendre à leur travail, d'un quartier à un autre.

Autant dire que les quelque 12 milliards de dollars d'un budget Mundial, qui n'a cessé de croître, avec son lot de dysfonctionnements, voire de corruption, sont vite apparus disproportionnés aux yeux des citoyens par rapport à celui des transports (près de 10 milliards), de l'enseignement (37 milliards de dollars), de la santé (45 milliards de dollars) ou de la lutte contre la faim et pour le développement (28 milliards de dollars).

Pas étonnant dans ces conditions que les supporteurs du Mondial se fassent rares au Brésil: 79% soutenaient l'idée d'accueillir la Coupe en 2007 ; ils ne sont plus que 48% aujourd'hui. Pas étonnant non plus que les manifestations se multiplient, malgré un taux de chômage en baisse (à 5% en mars). Usagers des transports, professeurs, habitants des favelas matés par la police ou délogés : nombreux sont ceux qui trouvent que la Coupe, aussi prestigieuse soit-elle, ne leur rend pas service.

Certes, le légendaire jeitinho brasileiro, la débrouillardise qui caractérise le pays, permettra sans doute de sauver l'honneur, et la publicité négative reçue jusqu'à présent, que ce soit en raison des accidents dans la construction, des retards, des manifestations ou de la violence policière, devrait s'effacer devant le succès attendu de l'événement... Le Mondial pourrait en outre dynamiser l'économie - au moins durant les quatre 12 milliards de dollars ont été investis pour l'organisation du Mondial.

Le gouvernement espère 3 milliards de retombées économiques. semaines de compétition. Près de 4 millions de touristes sont attendus par le ministère du Tourisme. Chacun devrait dépenser en moyenne 2.500 dollars pendant son séjour. Les retombées économiques devraient s'élever à plus de 3 milliards de dollars. De quoi, selon des économistes interrogés par Reuters, pousser la croissance du PIB de 0,2 point. Insuffisant pour «inverser» une courbe, anémique pour le pays, depuis quatre ans... Assez pour permettre la réélection de Dilma Rousseff, en octobre prochain ? Rien n'est moins sûr.

Alors que plus de 80% des Brésiliens approuvaient Lula en fin de mandat, 35% seulement se disent aujourd'hui décidés à voter pour «Dilma», comme ils l'appellent, à la prochaine présidentielle. Car, en plus du ras-le-bol de la Coupe du monde, les électeurs font déjà le bilan de son premier mandat. Et ils s'inquiètent. De l'inflation, qui reste élevée (plus de 6% actuellement), pour les plus pauvres, malgré une augmentation des salaires et des pensions. Des taux d'intérêt, qui s'affichent à 11%, pour la classe moyenne endettée. Et, pour tous, de la corruption et des scandales à répétition, en particulier au sein de la compagnie pétrolière nationale, Petrobras, alors que l'extraction en grande profondeur, dans les immenses gisements découverts ces dernières années, devait porter le pays, désormais autosuffisant, au rang de nouvelle puissance pétrolière.

La dégradation de la note souveraine du Brésil inquiète, alors que les agences de notation pointent l'indiscipline budgétaire et jugent qu'en période électorale les déséquilibres risquent d'empirer dans un contexte de croissance molle. Moody's estime que les efforts (augmentation des aides sociales et baisse des impôts) consentis par l'État pour calmer la grogne devraient pousser le niveau de la dette à 59% du PIB cette année, proche des 60,9% enregistrés en 2009, au plus fort de la crise financière mondiale.

Un pays à la pointe de l'innovation 

Pourtant, le Brésil a des atouts. Le pra frente n'est pas un vain mot dans certains domaines. Le pays réalise des prouesses en matière de production agricole et d'éthanol, de pétrole et de pétrochimie. Il jouit également de robustes industries, dans l'aéronautique, l'automobile, l'acier, le ciment, l'informatique, les produits de grande consommation ou encore la banque. Les poids lourds, dans ces secteurs, sont nombreux, tel Embraer, champion de l'aviation civile, militaire et agricole, qui rivalise avec le canadien Bombardier pour la troisième place mondiale, derrière Airbus et Boeing, ou encore Vale, le géant minier, AmBev, le roi de la bière et l'emblématique Natura (produits cosmétiques naturels). Sans oublier les banques, comme Itau Unibanco, Bradesco ou Banco do Brasil, les médias, comme le groupe Globo, et la grande distribution, avec notamment Pão de Açúcar (détenu à hauteur de 41,3% par le français Casino). 

Le Brésil est même à la pointe de l'innovation dans certains secteurs. En biotechnologie, par exemple, avec l'approbation récente de la commercialisation de moustiques génétiquement modifiés pour combattre la dengue. Quant à l'Internet, le pays a accueilli en avril dernier un sommet sur la gouvernance multilatérale de l'Internet, le Netmundial. Il a été l'un des premiers au monde à adopter, après le couac diplomatique des écoutes américaines de la présidente Dilma Rousseff, une loi sur la neutralité, le droit à la vie privée et la liberté d'expression sur le Net.

Enfin, malgré la déforestation rampante en Amazonie, le pays fait également des efforts en matière d'environnement, comme ceux réalisés à Curitiba, la ville la plus polluée du pays dans les années 1970 et qui, grâce en particulier à un système de transport public inégalé, a fait baisser de 30% la consommation de carburant de ses habitants.

Mais s'il a des atouts naturels, industriels, démographiques, le Brésil a aussi des défis à relever. Au-delà des infrastructures à améliorer et de la lutte contre les inégalités, le pays doit accroître le niveau de formation et la productivité de sa maind'oeuvre, fait remarquer l'OCDE. Selon le Boston Consulting Group, si 74% de la croissance du PIB sur la dernière décennie provient de l'augmentation du nombre de Brésiliens au travail, seulement 26 % environ peuvent être attribués aux gains de productivité. Un contraste saisissant avec la situation d'autres pays émergents, qui ont fortement amélioré la productivité de leur main-d'oeuvre.

Encore plus concrètement, le Brésil affronte aujourd'hui un problème majeur : la perspective d'un rationnement de l'électricité, en raison de la sécheresse qui sévit dans le Sud-Est. Or, le pays s'appuie à 80% sur les barrages hydroélectriques pour produire son électricité. Dilma Rousseff, qui a elle-même été ministre de l'Énergie, ne peut que s'en inquiéter : à la présidentielle de 2002, les coupures d'électricité survenues en 2001 n'avaient pas avantagé le parti au pouvoir, et avaient aidé Lula à marcher vers la victoire...