La zone euro, « l'homme malade du monde »

Par Romaric Godin  |   |  2143  mots
Le 15 novembre 2014, Juan Carlos Monedero et Pablo Iglesias, de Podemos, avec Alexis Tsipras, de Syriza, dans un théatre de Madrid. Podemos est une fomation politique de la gauche radicale, issue du mouvement des Indignés. Elle conteste fortement la politique d'austérité du gouvernement espagnol de centre-droit.
Malgré la reprise américaine et un climat plus favorable avec la baisse de l'euro et des prix du pétrole, la croissance européenne restera insuffisante en 2015. Tous les regards sont désormais tournés vers la Banque centrale européenne (BCE) et la mise en œuvre d'une politique d'assouplissement quantitatif.

L'année 2014 a été celle de la déception pour l'économie de la zone euro. La reprise tant attendue n'est pas venue. Pire même, l'activité économique s'est affaiblie, après un premier trimestre encourageant. Au troisième trimestre, la croissance des trois grands pays de la zone, Allemagne, France et Italie, ont été proches de zéro (0,2%, 0,3% et -0,1% respectivement). L'ensemble de la zone euro n'a progressé que de 0,2%.

Sept ans après le début de la crise financière, la zone euro a semblé encore faire du surplace. Au point qu'elle est devenue « l'homme malade du monde », inquiétant les organisations internationales et les dirigeants des pays tiers qui voient dans l'apathie de l'Union économique et monétaire un poids lourd à traîner pour le reste de l'économie mondiale.

L'année 2015 sera-t-elle celle de la reprise ? Plusieurs signes peuvent le laisser penser et plusieurs conditions le font espérer. Depuis octobre, les indicateurs avancés se redressent et sont revenus dans le vert. L'indice composite des acheteurs (les responsables des achats) PMI de l'institut de conjoncture Markit, pour la zone euro en janvier, s'est ainsi amélioré en un mois de 51,1 à 51,4. En Allemagne, l'indice Ifo du climat des affaires s'est fortement redressé en novembre et décembre. Les conditions sont, il est vrai, meilleures pour les exportateurs européens, notamment avec l'accélération de la baisse de l'euro, alimentée par le différentiel de politique monétaire et de croissance entre les États-Unis et la zone euro.

L'économie étasunienne a progressé de 4,6 % au troisième trimestre et la Réserve fédérale américaine s'est clairement engagée dans un processus de « normalisation » de sa politique monétaire, avec une sortie programmée de sa politique de rachats de titres et une hausse possible des taux. Au moment même où la BCE envisage d'entrer dans l'assouplissement quantitatif et a ramené ses taux à un niveau plancher, 0,05 %. Logiquement, l'euro s'est donc effondré, passant de 1,36 dollar au 1er juillet à moins de 1,18 dollar en ce début d'année. Soit un recul de près de 15 % et un niveau jamais vu depuis 2006. Tout cela améliore mécaniquement la compétitivité des produits de la zone euro sur les marchés mondiaux.

Des conditions de reprise insuffisantes

D'autant que cette baisse de l'euro s'accompagne d'une baisse du prix du pétrole et de l'énergie. Avec un baril de brut de la mer du Nord désormais en dessous de 50 dollars, les coûts des entreprises sont nettement réduits. Enfin, le mouvement de consolidation budgétaire, s'il n'a pas disparu, s'est réduit dans de nombreux pays, notamment à la périphérie. L'austérité a marqué le pas en Espagne, en Italie, en Grèce et au Portugal. La politique budgétaire française est moins centrée sur la réduction du déficit. À cela s'ajoute une lente mais sûre amélioration des conditions de crédit, une réduction de l'écart des taux demandés par les banques entre les pays périphériques et le centre de la zone euro et une politique monétaire très accommodante. Bref, toutes les conditions de la reprise sont là.

Pourtant, cette « reprise » pourrait bien, cette année comme lors de la précédente, être faible et, pour tout dire, insuffisante. Certains prévisionnistes tablent ainsi encore sur une croissance qui sera inférieure à 1 % l'an prochain. C'est le cas de ceux de Goldman Sachs, qui estiment que la croissance de la zone euro ne devrait pas dépasser 0,9 % en 2015. Les experts de la Commission européenne et de la BCE sont plus optimistes et tablent sur des croissances de 1,8 % et 1,6 % respectivement. Mais les deux institutions ont revu largement à la baisse ces prévisions lors de leurs dernières estimations. Et quoi qu'il en soit, ces chiffres restent globalement très faibles.

Pourquoi ?

La première raison réside dans la conjoncture mondiale. La zone euro a mis en place une stratégie économique fondée sur les exportations. Mais, même rendus meilleur marché par la baisse de l'euro, les produits européens ne pourront se vendre que s'ils trouvent preneurs. Autrement dit, s'il y a une demande. Or, les conditions ne semblent pas réellement réunies pour qu'il existe un dynamisme de cette demande mondiale. Il convient de ne pas oublier que si le prix du pétrole baisse, c'est d'abord le signe d'une anticipation de ralentissement de la croissance mondiale. Certes, la croissance étasunienne peut aider, mais elle demeure fragile et incertaine. La Chine, longtemps moteur de la demande, notamment en biens d'équipement, ralentit et a entamé son « grand virage » vers une économie plus équilibrée entre demande intérieure et extérieure. Bref, sa demande va manquer de dynamisme. Le Japon reste englué dans l'apathie et ne peut guère aider la zone euro.

Enfin, les grands pays émergents seront soit pénalisés par la hausse des taux américains et du dollar, soit, comme la Russie, par la baisse du prix du pétrole. Bref, si les exportations européennes s'améliorent, leur progression sera nécessairement faible. D'autant que, pour plusieurs pays de la région, la part des exportations dans le PIB n'est pas suffisante pour soutenir la croissance.

La consommation des ménages, moteur poussif

Or, la demande intérieure reste atone en zone euro. Certes, la consommation augmente en Allemagne. Mais cette accroissement demeure réduit au regard de la situation du marché de l'emploi outre Rhin. Alors que, en décembre, le chômage en Allemagne était au plus bas depuis la réunification, les ventes au détail n'ont crû en 2014, selon l'Office fédéral des statistiques Destatis, que de 1,1 % à 1,3 %. Une progression nettement insuffisante pour créer une croissance soutenue et jouer favorablement sur le reste de la zone euro.

Ailleurs, la consommation tient tant bien que mal en France, entame un certain rattrapage en Espagne, mais reste faible en Italie. Là aussi, comme pour les exportations, la consommation des ménages demeure un moteur poussif. D'autant que, là non plus, les conditions ne sont pas radieuses. On ignore encore l'effet à moyen et long terme des actions terroristes en France. Par ailleurs, en Italie comme en France, le chômage a fortement progressé. De l'autre côté des Alpes, il a atteint en décembre 13,4 % de la population active. Rappelons également que, malgré sa baisse, il reste à 23,7 % en Espagne. Difficile dans ces conditions d'espérer compter sur la consommation.

Restent deux leviers possibles : l'investissement et les États. A priori, le premier levier est tout aussi atone que les autres. D'abord parce que les moyens d'investir sont faibles. Les marges reculent partout et l'inflation faible commence à peser lourd. Depuis octobre 2013, la hausse des prix à la consommation est inférieure à 1 %, et est même devenue négative en décembre. Surtout, l'inflation sous-jacente, qui exclue les prix de l'énergie et de l'alimentation, est comprise, depuis cette date, entre 0,7 % et 1 % par an. Cela obère naturellement toute envie d'investir, notamment dans l'outil industriel. Les prix à la consommation des produits industriels ont ainsi affiché des baisses annuelles au cours de onze des quinze derniers mois... En novembre, ils ont reculé de 0,7 %.

De « ABENOMICS » à l'européenne ?

Mais parmi les raisons qui empêchent l'investissement, il y a aussi le manque de perspectives. Pourquoi investir lorsque la demande des ménages et du reste du monde demeure faible ? À quoi bon miser sur une croissance future lorsque l'on sait que la construction institutionnelle de la zone euro maintient durablement le risque d'un retour de l'austérité et réduit l'investissement public ? Comment ne pas se montrer prudent quand cette longue période d'inflation faible menace de se muer en déflation ?

Reste donc l'option de la relance. L'idée a été avancée au début du second semestre 2014, notamment par le président de la BCE Mario Draghi dans son désormais célèbre discours de Jackson Hole (Wyoming). Il y proposait des « Abenomics » à l'européenne pour sortir du marasme économique, fondés sur trois piliers : une politique monétaire très agressive, des « réformes structurelles » et une relance au niveau européen. Ce programme est resté lettre morte et même la BCE n'ose plus l'évoquer. Berlin a mis un veto de fait à toute véritable relance. Le seul geste dans ce sens est le « plan d'investissement » lancé par Jean-Claude Juncker en juin prochain. Ce plan espère pouvoir générer 315 milliards d'investissements en deux ans, mais principalement par des investissements privés, sans vrai apport public et avec des garanties portant uniquement sur un quinzième de l'objectif visé. Bref, l'effet sur la conjoncture restera faible.

Marge de manœuvre réduite

Quant aux États membres, leur marge de manœuvre est réduite. La logique du semestre européen ne permet guère de faire bouger les lignes. Tout juste, comme dans les cas français et italiens, peut-on suspendre temporairement une consolidation trop rapide. Mais la menace de nouvelles coupes budgétaires persiste. Quant à ceux qui pourraient agir parce qu'ils sont à l'équilibre budgétaire - et à qui Mario Draghi a demandé d'agir -, autrement dit les Allemands, ils ont refusé de changer de politique budgétaire. Le ministre fédéral allemand des Finances, Wolfgang Schäuble, n'a pas voulu abandonner son objectif d'équilibre pour le budget fédéral. Sa seule concession est dérisoire : une augmentation de l'investissement public allemand de 10 milliards d'euros à partir de 2016 et sur trois ans, si cela ne remet pas en cause l'équilibre budgétaire... Pas assez pour peser positivement sur la conjoncture européenne.

La croissance de l'Union est donc condamnée à rester faible. Voire pire, car si les conséquences économiques et sociales de la stratégie d'austérité sont encore en partie responsables de la situation d'apathie de l'économie européenne, les conséquences politiques restent à venir. Le rejet des alternatives de la part des gouvernements en place fait monter des mouvements politiques nouveaux qui réclament des politiques différentes. Mais une partie de la zone euro, notamment l'Allemagne, résiste à cette volonté.

Vers un assouplissement quantitatif

La tension entretenue par Berlin autour du « Grexit », de l'éventuelle sortie de la Grèce de la zone euro en cas de victoire le 25 janvier de Syriza, le parti de la gauche radicale, opposée à l'austérité, montre combien cette situation est explosive. Or, en 2015, plusieurs élections importantes vont avoir lieu, notamment en Espagne en fin d'année, où un autre parti anti-austérité, Podemos, devrait mettre fin au bipartisme traditionnel. Ces incertitudes vont aussi peser sur l'activité.

Face à ces doutes et ses faiblesses, la BCE se retrouve donc seule pour redynamiser la zone euro. Désormais, il semble que le lancement d'un programme d'assouplissement quantitatif (QE, de quantitative easing) incluant des rachats massifs d'obligations d'État soit inévitable. Certains pensent que ce programme pourrait intervenir dès la réunion du 22 janvier, mais les élections grecques pourraient en repousser l'annonce à la réunion suivante, six semaines plus tard, le 5 mars. Après l'échec de son programme de Jackson Hole, la BCE ne peut plus faire l'économie d'une mesure forte pour tenter de redresser la croissance et de relancer l'économie. Mais le « QE » à l'européenne passera sans doute par une voie étroite.

Selon un document récent publié par le quotidien néerlandais Het Financieele Dagblad, le QE pourrait prendre l'une de ces trois formes : soit un rachat d'obligations en proportion de l'actionnariat de la BCE réalisé par la BCE directement, soit le même rachat réalisé par les banques centrales nationales, soit enfin le rachat des seules dettes d'État notées AAA, autrement dit avant tout de dette allemande. Ces options tentent de limiter les achats de titres risqués et de rassurer la Bundesbank. En réalité, la plupart des économistes ne comptent guère sur ce QE pour relancer l'économie européenne. L'effet sur la confiance sera sans doute faible et réduit par les précautions prises par la BCE pour rassurer l'Allemagne. Quant à l'effet sur les marchés et sur l'euro, il ne sera pas négligeable, mais il ne règle pas le problème de la demande. Le QE ne sera pas la solution miracle. Peut-être permettra-t-il seulement de contenir le risque de déflation.

Le monde va donc devoir faire avec une zone euro faible. Or, cette faiblesse alimente celle de la croissance mondiale qui, en retour, alimente l'apathie européenne. Un cercle vicieux que seule l'Europe pourrait briser. Mais la divergence radicale entre l'Allemagne et plusieurs autres États membres empêche désormais la zone euro de prendre les mesures nécessaires pour sortir du marasme.