Euro : une histoire d'amour avec les marchés qui a mal tourné

Par Florence Autret, à Bruxelles  |   |  1134  mots
Copyright Reuters
L'évolution du rapport entre les marchés financiers et la monnaie unique est au coeur de la crise européenne. Adhésion puis incompréhension ont alimenté le sentiment des investisseurs qui n'entendent pas perdre la main. Face à cela, les leaders européens doivent faire preuve de réalisme, et adopter des solutions pragmatiques, comme l'intervention de la BCE sur le marché de la dette, pour reprendre la main face aux marchés.

« Les marchés, c'est comme le cul : 30% de sentiment et 70% de technique », disait un trader. On peut débattre des proportions. On pourrait même en tirer un quizz de fin d'été sur papier glacé : « Quelle part sentiment et technique prennent respectivement dans vos relations sexuelles : 30/70 ? 50/50 ? 70/30 ? Cochez une case et décryptez votre personnalité ». En attendant, cette histoire de pourcentage vaut bien d'autres théories sur l'amour ou sur la finance. Elle n'est peut-être pas inutile pour lever la brume de chaleur qui plane au-dessus de la zone euro.

Un amour de dix ans

Longtemps les relations entre la monnaie unique et les marchés ont bel et bien été basées sur le sentiment. Il y avait des raisons à cela, même si c'était des raisons que la raison ignore. Dans ses premières années, l'euro avait une certaine fraîcheur, beaucoup d'ambition et l'appui de parents richissimes : les économies les plus développées d'Europe. Les investisseurs l'ont adoptée, préférant ignorer ses vices cachés ou croire qu'ils seraient corrigés avec le temps. Ils lui ont fait crédit. L'amour a duré dix ans.

En 2009, l'amant a commencé à se raviser. La crise a révélé sa face sombre, la plus intraitable et la plus calculatrice, celle de la spéculation. Depuis que les marchés sont passés sous l'emprise des spéculateurs, leur relation avec l'Europe est allée de mal en pis. Les « spreads » (le différentiel de crédit des pays de la zone euro par rapport à l'Allemagne), ce baromètre inversé de l'amour que les investisseurs portent à l'union monétaire, ont grimpé comme jamais. Ils sont la preuve irréfutable que ces derniers dénient désormais toute existence à celle qui fut leur douce. Dans l'intimité des salles de marché se joue une partition odieuse, une exécution silencieuse aux conséquences tragiques. Les marchés jouent contre la monnaie unique et contre l'Europe. Ils la manipulent. Ils la retournent contre elle-même.

L'euro ne peut vivre sans les marchés

Au point où l'on en est en cette fin d'été 2012, il n'est pas nécessaire d'être Dr Love pour deviner que le temps de l'amour ne reviendra pas de si tôt. Il est tout aussi inutile de s'appeler George Soros pour constater que l'euro ne saurait vivre sans les marchés, pas plus que les investisseurs ne peuvent se passer de la monnaie unique. Les deux doivent continuer à coucher ensemble. C'est tout le problème. Et c'est aussi ici que la théorie du trader trouve toute sa pertinence. Les sentiments morts, le moment est venu de sortir les menottes du tiroir. Vous avez dit les menottes ? C'est une façon de parler.

Pour l'instant, les dirigeants politiques de la zone euro ont uniquement voulu avoir recours à la chirurgie esthétique : réforme de la gouvernance par-ci, sommets à répétition pour gommer les tensions par-là. Rien qui change vraiment la donne. Pourtant, et même s'ils hésitent à s'en servir, l'attirail technique est déjà sur la table : ramassage de papier sur le marché secondaire, LTRO (Long Term Refinancing Operation : Prêt Long Terme accordé par la BCE aux banques) pour irriguer le secteur bancaire.

Et depuis peu, on parle aux derniers étages de la BCE à Francfort d'une stratégie « anti-spreads », autrement dit d'une intervention automatique sur le marché secondaire qui permette de fixer un niveau maximum de taux d'emprunt pour les souverains européens. Voilà qui changerait vraiment et durablement le rapport de forces. Une intervention sans limite et prévisible de l'institut monétaire casserait littéralement le marché, car dans ce cas un seul et même acteur (la BCE) est simultanément du côté de l'offre et de la demande. Ce serait au tour de la demande (les investisseurs) de se voir dénier toute existence.

De cette stratégie, hélas, certains à Francfort, ne veulent pas, particulièrement du côté de la Buba, la banque centrale allemande. On pourrait ici gloser sur les effets contreproductifs, dans la situation présente, du sentimentalisme allemand qui les empêche de s'adapter à la situation et de jouer la force. On pourrait également regretter que la connaissance des jeux de l'amour des Italiens ne s'impose pas. On pourrait. Mais on ne l'oserait pas.

Cesser de prêcher la vertu

Et pourtant, reconnaître que l'amour est mort et cesser de prêcher la vertu permettrait peut-être de sauver la monnaie unique de la désintégration à laquelle son amant la promet. Une intervention automatique, au-delà d'un certain niveau de taux, retournerait le rapport de force. C'est une stratégie classique et bien connue en matière de change. Cela tue le marché. Point à la ligne. Comme par hasard, certains opérateurs du marché sont du côté des sentimentaux. Ils disent que c'est très risqué, voir impossible, que c'est mettre en jeu la crédibilité de la BCE, etc. Le contraire eut été surprenant. Ils veulent garder le dessus.

Il serait peut-être temps aussi pour l'Europe de chercher un peu à diviser pour régner. Car certains investisseurs sont désormais las de cette relation perverse qui mine l'économie européenne depuis plus de deux ans. Comme Souchon, ils veulent « du cuir ». « Foin des tabous. Banquiers centraux, lâchez vous ! » : telle est la plainte qui monte des salles de marché.

De son côté, la monnaie unique devrait accepter l'idée qu'elle a vieilli et cesser d'attendre son salut de quelques couteuses opérations plastiques. Au lieu de cela, elle ferait mieux de soigner ses troubles de la personnalité et de regarder avec lucidité le prix qu'elle doit consentir pour continuer à vivre si divisée en elle-même, indécise et velléitaire, comme une éternelle adolescente. Le moment est venu pour l'Europe de cesser de subir ce désamour et de jouer sur un registre plus réaliste et plus cynique, de retrouver de l'autonomie. Le moment est venu de mobiliser les 70% qui ont été laissés de côté jusqu'à présent pour qu'à nouveau tout le monde y trouve son compte et qu'elle cesse de jouer le rôle de la victime.

Pour autant, elle ne devrait sous-estimer ni son intelligence, ni ses atouts. Aux yeux des investisseurs, les Etats européens n'ont pas tant que cela de concurrents. Les pays émergents sont certes jeunes et en pleine croissance, mais ils sont aussi instables et capables de coups de tête. L'Europe n'est pas si vieille et moche qu'elle ne puisse plus encore poser ses conditions. En fait, ses principaux ennemis sont sa candeur et son manque d'amour-propre. Si elle le réalise, tout espoir n'est pas perdu qu'un jour les sentiments renaissent. En bonus.