Pourquoi l'Europe va perdre la guerre des changes

Par Romaric Godin  |   |  1156  mots
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Alors que le Japon fait tout pour déprécier le yen, la BCE tient ferme dans sa politique «de stabilité». Une politique lourde de menace pour l'Europe, mais voulue par Berlin.

La «guerre des change» a donc débuté. La contre-offensive japonaise qui se déploie depuis l?arrivée au pouvoir des conservateurs de Shinzo Abe a atteint une nouvelle vigueur ce vendredi avec l?annonce d?un plan de relance de l?économie d?un montant considérable: de 90 à 172 milliards d?euros, selon les modes de calcul. Ce montant, comme les mesures prises pour renforcer la politique expansionniste de la Banque du Japon (BoJ), prouvent la détermination du nouvel exécutif nippon à combattre la déflation et la récession. Une telle détermination a commencé à peser sur le cours du yen. Tokyo fait ce pari simple: pour relancer l?économie, il faut accélérer les exportations et donc bénéficier d?une baisse du yen. Finalement, c?est aussi la stratégie de Washington depuis des années.

La BCE inactive

Face à cette détermination japonaise à combattre la crise par le yen et la relance, l?attitude de la zone euro, c'est un euphémisme,détonne. Peu avant les annonces de Shinzo Abe, Mario Draghi avait prévenu qu?il ne fallait pas compter sur une nouvelle baisse des taux, ni sur une volonté de faire baisser le cours de l?euro. Alors que Tokyo affichait sa détermination à relancer l?économie, le patron de la BCE en demeurait à sa doxa monétariste: le retour de la confiance sur les marchés financiers va relancer la croissance. Il n?y aurait donc qu?à attendre. Or, rien n?est moins sûr.

Les fondements de la politique de la BCE

La BCE continue donc d?ignorer les ravages des récessions qui touchent actuellement les pays du sud de l?Europe. Elle feint de considérer que les ralentissements en France et en Allemagne sont des problèmes «techniques», liés au bon fonctionnement des tuyaux de financement des entreprises. Elle tient encore à l?idée qu?une dévaluation interne des pays de la zone euro par le coût du travail relancera plus aisément les exportations de la région qu?une baisse de l?euro qui pourrait conduire à l?inflation.

Il y a dans la politique de la BCE ce fond irréductible d?ordolibéralisme que même le fameux programme OMT (Outright Monetary Transactions, qui consiste à pouvoir racheter sans limites des obligations d?Etat de la zone euro) ne saurait faire oublier puisqu?il est à la fois «stérilisé» (donc en théorie non expansionniste) et soumis à l?acceptation des «programmes d?ajustement» explicitement prévus par le Mécanisme européen de Stabilité (MES) pour bénéficier de ses aides. La BCE est bien l?héritière de la Bundesbank. Aussi sert-elle principalement les intérêts allemands.

Défaite annoncée

Car dans un contexte de guerre des changes, l?inaction de la BCE porte en elle la menace d?une hausse de l?euro. Le programme OMT semble garantir la zone euro de l?explosion. Il permet d?acheter des obligations souveraines à des taux attractifs (Espagne, Italie notamment) avec un minimum de risques. Par ailleurs, les taux de base de la BCE demeurent nettement plus attractifs que ceux des Etats-Unis ou du Japon. Craignant de voir se déverser des flots de yens ou de dollars, les investisseurs retrouvent donc le goût des produits en euro. Le succès des adjudications espagnoles et italiennes l?a prouvé. Tout est donc fait pour que l?euro soit plus recherché, alors même que yen et dollar se livreront à un combat ardent. Du coup, l?euro s?appréciera.

Cataclysme

Cette appréciation de l?euro n?est rien moins qu?un cataclysme pour les économies européennes les plus fragiles. Elle risque simplement de réduire en cendres les efforts consentis par ces pays pour améliorer leur compétitivité et qui ne portent actuellement que quelques fruits insuffisants sur les exportations. Alors, un nouveau cycle de tours de vis pour compenser la hausse de l?euro deviendra nécessaire. Si l?euro monte, il faudra encore réduire les salaires espagnols, grecs et portugais puisque la BCE refuse d?agir sur le taux de change par sa doctrine sur l?inflation. La récession repartira de plus belle et certains pays fragiles, comme la France, pourrait bien être alors emportés. Au moment où ?peut-être? le Japon et les Etats-Unis redémarrerons dans le sillage de la Chine. L?Europe aura perdu la guerre des changes. Mais du moins, l?inflation ne sera pas supérieure à 2%.

L?Allemagne gagnante ?

Evidemment, l?Allemagne pense s?en sortir bien mieux. Selon la vieille doctrine de la Bundesbank, la hausse de la monnaie n?est pas ?si elle reste dans une proportion raisonnable? nuisible à l?économie allemande puisqu?une grande partie de ses exportations ne sont pas substituables. Quels que soient leurs produits, les produits allemands se vendent! Si Berlin mise sur un rebond de la croissance chinoise, la demande de biens d?équipement allemands repartira et avec un euro fort, l?argent coulera à flot entre le Rhin et l?Oder. Et tant pis si le reste de l?Europe est en flammes.

Les limites de la BCE

Les commentateurs qui ont salué avec ravissement l?OMT comme le nec plus ultra de la relance par la BCE n?ont pas saisi qu?il s?agissait du point maximal jusqu?où l?institution de Francfort pouvait aller. Les critiques de la Bundesbank auront été bien utiles pour prouver la «flexibilité» de la BCE. Mais en réalité, elle reste encore fortement influencée par cette sacro-sainte «culture de la stabilité» et l?arrivée du très orthodoxe luxembourgeois Yves Mersch au sein de son directoire va encore contribuer à durcir sa position. Bref, tout est fait pour que la BCE soit largement vaincue dans la guerre des changes mondiale.

L?erreur des gouvernements

Certes, la BCE n?est pas la seule à blâmer. Les gouvernements européens ont aussi leur part de responsabilité. Eux qui refusent toute alternative à l?austérité et à la dévaluation par les coûts du travail. Eux qui ont laissé à la BCE la gestion de la crise après une gestion calamiteuse entre 2010 et 2012. Eux qui continuent à réfléchir selon leurs seuls intérêts nationaux. L?Allemagne est terrifiée par toute inflation, non pas tant par crainte d?une réédition de 1922-1923 que par peur de voir sa situation compétitive se dégrader vis-à-vis de ses voisins (ce qu?elle ne craint pas en cas de hausse de l?euro) et elle est prête pour l?éviter à sacrifier les autres économies européennes. Il est inenvisageable aujourd?hui de voir Berlin se convertir à la politique de Tokyo aujourd?hui. Alors même que les finances publiques allemandes le permettraient et que celles du Japon ne le permettent guère...