Les dirigeants européens souhaitent-ils vraiment une baisse du chômage en zone euro ?

Par Romaric Godin  |   |  1987  mots
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Le dernier conseil européen a encore prouvé vendredi son peu d'entrain à entamer une vraie politique de lutte contre le chômage. Une position cohérente avec la stratégie suivie depuis 2010.

C'était un des buts du conseil européen qui s'est achevé vendredi dernier : se pencher sur le chômage. Depuis quelques semaines, la chancelière allemande Angela Merkel ne manque aucune occasion de faire part de son inquiétude concernant le chômage des jeunes en Europe. Rien d'étonnant alors à ce que le conseil ait, dans ses conclusions,  indiqué vouloir faire de l'emploi une « priorité spéciale » et du chômage des jeunes une « priorité particulière. » Mais, concrètement, les chefs d'Etat et de gouvernement se sont bien gardés d'agir.

Le choix de la dévaluation interne

Cet attentisme pourrait conduire à se poser la question du chômage comme « mal nécessaire » de la politique de dévaluations internes menée depuis 2010 au sein de la zone euro. En pesant sur les marchés du travail, un taux de chômage élevé conduit à une accélération de la baisse du coût du travail. La « bulle salariale » est née dans les années 2000 dans plusieurs pays du sud de l'Europe du fait d'une augmentation trop rapide des salaires au regard de la productivité du travail. Il s'en est suivi une inflation plus forte que dans le nord qui a automatiquement conduit à entretenir cette poussée salariale. C'est ce cercle que les Européens veulent briser aujourd'hui en baissant le coût du travail et les prix, par rapport aux pays les plus compétitifs de la zone. C'est le principe de la « dévaluation interne » qui a été l'option choisie par les Européens en 2010 pour sortir de la crise.

Une étude récente publiée par l'institut IFO de Munich, explique que, face aux déséquilibres internes de compétitivité de la zone euro, trois options se présentaient aux Européens. La première, c'est la dévaluation externe classique qui suppose la sortie de la zone euro. Cette option a été d'emblée écartée et présentée, dans le cas de la Grèce, comme une forme d'apocalypse. Il restait alors deux autres options : la réévaluation interne dans les pays forts par une hausse des prix et des salaires et la dévaluation interne par une réduction forte du coût du travail et une baisse des prix dans les pays en manque de compétitivité. Mais la première de ces deux options est perçue comme une punition « des bons élèves » en Allemagne, elle n'est donc pas non plus d'actualité. Restait alors à réduire les coûts.

La nécessité de peser sur les salaires

Pour réduire cette « bulle salariale » aussi brutalement que le veulent les plans conçus par les Européens, les méthodes « douces » de réduction du coût du travail sont inopérantes. Certes, la flexibilisation du marché du travail peut aider. Grèce, Italie, Espagne, Portugal ont ainsi tous réalisé des réformes plus ou moins profondes de leurs marchés du travail. Le problème, c'est que l'effet de ces réformes sur le coût unitaire du travail est long à se concrétiser. « Il faut plusieurs années pour qu'une réforme du marché du travail ait un impact sur la productivité, car les contrats existants ne sont pas concernés, ou il faut renégocier », explique Philippe Waechter, chef économiste chez Natixis AM.

Du reste, l'exemple du Kurzarbeit allemand durant la crise de 2008-2009 montre que la réduction du temps de travail à effectifs constants permet de limiter le chômage, mais seulement pour un temps bref. Tous les patrons allemands avaient reconnu que si la crise avait été plus longue, il aurait fallu licencier. Or, la récession est installée depuis quatre ans en Grèce, deux ans en Espagne ou au Portugal... Et la reprise - très modérée - ne se dessine pas avant 2014. Les autres méthodes « douces » comme l'amélioration de l'outil productif sont là encore impossibles à mettre en ?uvre : elles nécessitent des investissements qui sont en chute libre dans tous ses pays. Enfin, l'ampleur des ajustements est telle qu'ils ne peuvent réellement être traitées avec ces méthodes. Une étude de Goldman Sachs de mars 2012 estimait que le Portugal devait « dévaluer » son taux de change réel vis-à-vis de celui de l'Allemagne de 35 %, la Grèce de 30 %, l'Espagne de 20 %...

L'ajustement passe donc nécessairement par une réduction des effectifs et des salaires. Autrement dit par la pilule amère du chômage. Pour peser sur les salaires, rien n'est en effet plus efficace qu'un fort taux de chômage. L'offre d'emploi étant réduite et la demande immense, les prix du travail reculent mécaniquement. On a vu, dans le récent accord Renault, une illustration de ce phénomène : par crainte du chômage, les salariés ont accepté des réductions effectives de salaires. Un taux de chômage élevé a donc dans cette logique deux vertus : réduire le coût unitaire du travail et fen avoriser une réduction plus rapide.

Un processus long et douloureux

Dans une logique de dévaluation interne, d'assainissement de la bulle salariale, le chômage est indispensable : il assure une baisse du coût du travail jusqu'au niveau où est retrouvée la compétitivité. Une fois ce niveau atteint, le chômage peut commencer à décroître lorsque les entreprises regagnent des parts de marché et que l'activité intérieure bénéficie des succès à l'exportation. Dans une telle logique, intervenir pour maintenir l'emploi avant d'avoir atteint ce niveau d'équilibre de l'offre et de la demande ne revient qu'à retarder le processus d'ajustement et à maintenir les déséquilibres internes à la zone euro. On comprend donc que les pays du nord, à l'origine de cette logique, soient opposés à toute action concrète de lutte contre le chômage.

D'autant que  la réduction des coûts n'a pas encore atteint un niveau « satisfaisant. » En Espagne, par exemple, le coût du travail dans l'industrie et les services marchands a progressé entre 2008 et 2012 à un rythme quasi égal à celui de l'Allemagne (+21,9 % contre +22,2 %, selon Eurostat). Au Portugal et en Italie, le coût de la main d'?uvre a progressé de plus de dix points plus rapidement qu'outre-Rhin sur les quatre dernières années. Seule la Grèce a concrètement effacé sa « bulle salariale » par rapport à l'Allemagne. Bref, il faut continuer les « efforts. » Et cela passe nécessairement par le maintien d'un taux de chômage considérable, voire dans certains cas comme l'Italie ou la France, par une hausse de ce taux.

La menace de la déflation

« Nous demeurons dans le débat entre Keynes et Hayek : faut-il laisser le marché trouver l'équilibre par la baisse des salaires ou faut-il favoriser l'activité pour empêcher une spirale déflationniste ? Ce débat reste aujourd'hui le même », explique Philippe Waechter qui penche pour la deuxième solution, la « keynésienne », « car on ignore où se situe le point d'équilibre et jusqu'où le chômage peut monter. »

En effet, les taux de chômage dans les pays « en période d'ajustement » sont désormais alarmants : 26,2 % en Espagne, 26,4 % en Grèce, 14,7 % en Irlande, 17,3 % au Portugal... « Le processus de dévaluation interne prend beaucoup de temps et si on le laisse se développer, il est difficile de trouver une dynamique économique favorable », résume l'économiste. Or, sans dynamique interne, le chômage continue à croître, donc à comprimer la demande. La menace finale, c'est la déflation : les prix commencent à chuter pour s'adapter aux salaires, les bénéfices des entreprises s'effondrent et, comme les salaires ne peuvent pas suivre (c'est la fameuse « rigidité salariale » de Keynes encore renforcée par les salaires minimums en vigueur dans plusieurs pays), l'activité est ravagée. «

La déflation ne serait satisfaisante pour personne », souligne Philippe Waechter qui voit cependant poindre son risque : l'inflation a été très faible en France en février, elle est quasiment nulle en Grèce et au Portugal. En Italie et en Espagne, elle est gonflée par les hausses de taxes indirectes. Et puis, il y a le risque politique qui est considérable lorsque le chômage atteint de tels niveaux et qui risque de plonger l'Europe dans une instabilité dangereuse. Jean-Claude Juncker, lui-même, longtemps défenseur des ajustements nécessaires, a mis en garde contre le danger de « révolte sociale en Europe. »

La solution de la réévaluation

Face à de tels défis, les solutions proposées par le conseil européen, notamment cette initiative contre le chômage des jeunes, est évidemment dérisoire. Il s'agit là clairement d'une stratégie de communication pour tenter de répondre aux inquiétudes montantes des populations. Mais c'est aussi le meilleur moyen de ne réellement rien faire. Il existerait pourtant une parade : passer de la simple dévaluation interne à une stratégie mixte associant cette dernière à une réévaluation interne. L'Allemagne devrait accepter de faire jouer un peu de relance : sa compétitivité serait certes un peu réduite par la hausse des salaires et celle des prix, mais ceci permettrait de réduire naturellement le travail d'ajustement à effectuer pour les pays du sud.

Du coup, la dévaluation interne serait moins lourde, les économies méridionales auraient un peu plus d'air, un peu plus d'activité. Le point d'équilibre serait plus bas et la hausse du chômage pourrait être freinée sans nuire aux ajustements en cours. On pourrait parallèlement investir dans l'outil productif pour améliorer la productivité. « L'Allemagne doit accepter de faire un peu de relance. Chacun alors ferait un effort, les Allemands et les autres : l'ajustement serait plus équilibré », résume Philippe Waechter.

Le « nein » allemand

Oui, mais voilà : Angela Merkel ne veut pas de ce plan. Mercredi dernier, elle l'a très clairement annoncé au reste de l'Europe en présentant un projet de budget 2014 encore très ambitieux. Toute idée de relance a été écartée : Angela Merkel ne veut pas faire reculer la compétitivité de son pays pour assouplir le fardeau de ses partenaires européens. Elle le veut d'autant moins que l'Allemagne a déjà perdu du terrain en raison des hausses de salaires consenties ces dernières années dans l'industrie (en 2012, le salaire brut dans l'industrie a augmenté deux fois plus vite que l'inflation) et que son parti a accepté le principe d'un salaire minimum différencié par branche. En cas de relance, le risque serait d'alimenter ces hausses de salaires. Les industriels pourraient alors être contraints de renoncer à des investissements de R&D pour favoriser des salaires.

Or, face à la concurrence, la qualité et l'innovation sont les armes principales de l'industrie d'outre-Rhin. Céder du terrain ici, c'est perdre des parts de marché. Et Angela Merkel ne veut pas en entendre parler. Elle redoute aussi que l'exemple allemand fasse florès et que les pays du sud ne profitent de la relance germanique pour assouplir leurs consolidations budgétaires. Bref, cette réévaluation interne de l'Allemagne n'est pas envisageable. D'autant que, last but not least, en période électorale, Angela Merkel va chercher à apparaître comme la gardienne de la stabilité économique.

Difficile par ailleurs pour la chancelière d'expliquer à ses électeurs, dix ans après les réformes Schröder, que leurs efforts ont « trop payé » et qu'il faut faire marche arrière. Pas question, donc, de faire une quelconque relance. Ce serait pourtant la seule vraie manière de lutter aujourd'hui contre le chômage qui frappe tant de pays d'Europe. Preuve semble donc faite que la volonté affichée de lutter contre le chômage en Europe est surtout une opération de communication. Les larmes de la chancelière sur les jeunes sans emploi sont surtout des larmes de crocodiles.