L'erreur Jean-Claude Juncker

Par Romaric Godin  |   |  1826  mots
Jean-Claude Juncker sera président de la Commission. Une victoire pour la démocratie ?
La nomination sous les vivats démocratiques de l'ancien premier ministre luxembourgeois à la tête de la présidence de la Commission semble acquise. Mais ce pourrait être une erreur.

L'opposition de David Cameron et Viktor Orban ne devrait pas y changer grand chose : Jean-Claude Juncker, ancien premier ministre luxembourgeois de 1995 à 2013, 60 ans, sera proposé comme président de la Commission européenne au parlement qui l'élira sans difficulté. Une victoire de la démocratie en Europe ? Rien n'est moins sûr. Voici pourquoi.

  1. Une légitimité démocratique douteuse

En quelques semaines, l'ancien premier ministre luxembourgeois est devenu dans les médias le symbole de la démocratie européenne. Ne pas le nommer reviendrait à un acte de tyrannie insupportable, à un déni de démocratie, à un refus d'écouter les citoyens. Un « mot-dièse» a même été créé pour les messages Twitter de soutien à Jean-Claude Juncker #respectmyvote (« respectez mon choix. »). C'est du reste sous la pression médiatique qu'Angela Merkel s'est convertie, après les élections, au choix du Spitzenkandidat (candidat de tête désigné par les partis européens) du PPE, malgré bien des hésitations.

Mais en réalité qu'en est-il ? D'abord, Jean-Claude Juncker n'est pas le fruit d'un mouvement militant ou d'un sentiment dominant de l'opinion. Les Conservateurs européens ne voulaient pas présenter de candidat à la présidence de la Commission. C'est l'ambition de Martin Schulz qui, en s'imposant comme Spitzenkandidat socialiste, a contraint le PPE à suivre. Lors du Congrès de Dublin, début mars, le choix de Jean-Claude Juncker a été imposé par Angela Merkel aux autres membres du PPE, sans obtenir la majorité des délégués (382 voix sur 800). C'est donc d'abord le candidat de la chancelière allemande. C'est , du reste, elle encore qui l'a imposé au Conseil lors de ce mois de juin.

Comme tous les cinq ans, et malgré les Spitzenkandidaten, les campagnes des européennes ont été nationales. Si les sondages montrent que les enjeux européens ont dominé les choix, ils n'en reste pas moins que ces derniers se sont faits dans le cadre national. L'impact des Spitzenkandidaten a été faible. En clair : bien rares sont ceux qui ont voté « pour » Martin Schulz ou Jean-Claude Juncker en dehors d'Allemagne ou du Luxembourg. Du reste, un sondage Ipsos réalisé dans 12 pays membres, révèle que moins de 40 % des personnes interrogés connaissaient l'existence de Jean-Claude Juncker. C'est moins que Marine Le Pen (53 %)…

Enfin, il est difficile de défendre l'idée que l'ancien premier ministre luxembourgeois a « gagné » les élections européennes. Sous sa direction, le PPE a perdu 40 sièges et en aurait perdu même bien plus s'il n'avait bénéficié de quelques défections comme celles des Libéraux roumains. S'il reste le premier parti du parlement européen, il est aussi mathématiquement le grand perdant des élections. Le PPE a déçu un peu partout dans les grands pays, sauf en Hongrie, aux Pays-Bas et en Finlande. Il a subi des déroutes historiques au Danemark, en Italie et en Suède et il a perdu du terrain en Allemagne et en France. Ce serait une raison de plus de prouver que Jean-Claude Juncker a bien peu bénéficié d'une ferveur populaire en sa faveur.

Le think tank britannique (assez critique de l'UE) Open Europe en rajoute une. Il a calculé le nombre d'électeurs européens qui ont voté en faveur du PPE. Ils sont 40,3 millions, soit 10,2 % des inscrits européens. Si on exclut les votes suédois et hongrois (où les dirigeants conservateurs ne veulent pas de Jean-Claude Juncker), on obtient 38,4 millions de voix, soit 9,7 % des inscrits. Même en considérant (ce qui est un abus) que tous ces votes se soient portés en faveur de l'homme Juncker, on voit qu'il n'existe guère plus de mandat populaire en sa faveur en Europe qu'il n'en existe en faveur du FN (qui a obtenu grosso modo le même score rapporté aux inscrits) en France.

En conséquence, l'ancien chef de l'Eurogroupe ne peut prétendre disposer d'un « mandat populaire. » La légitimité démocratique de Jean-Claude Juncker a été créée a posteriori par les dirigeants de groupes parlementaires européens. Et cela aussi pose problème.

  1. L'homme des combinazioni

Le ralliement des socialistes européens, en particulier de Martin Schulz, leur Spitzenkandidat, donne, en théorie, une légitimité démocratique à Jean-Claude Juncker. Mais on sait qu'il n'en est rien. L'ancien premier ministre luxembourgeois est au centre d'une valse des postes dont il profite. Martin Schulz a ainsi négocié son soutien et le retrait de sa candidature comme commissaire européen moyennant la présidence du parlement, présidence pour laquelle il a, lui aussi, une légitimité relative, son groupe étant le deuxième et sa campagne ayant été un échec patent (stagnation du PSE à un niveau bas). Le ralliement de certains pays comme la France ou l'Italie est également intéressé : on espère obtenir un des fauteuils bientôt libres, notamment la présidence du conseil européen. En jeu, également, les attributions futures des commissaires, chacun voulant les postes les plus prestigieux. Le ralliement empressé à Jean-Claude Juncker de Pierre Moscovici, candidat à une place de commissaire, s'explique aussi par l'ambition de l'ancien ministre.

Dans tout cela, le fond est oublié. Angela Merkel a imposé là encore le Luxembourgeois en promettant des postes, mais en « sécurisant » sa politique. Lundi, son porte-parole a répété qu'il n'y aurait pas de changement de calcul des règles de déficits du pacte de stabilité. Or, c'est là un élément bien plus essentiel pour la France et l'Italie qu'un poste de fonctionnaire européen, car un vrai assouplissement du pacte aurait permis de relancer par de l'investissement public une conjoncture toujours terne. On en restera pourtant aux pratiques actuels : Jean-Claude Juncker viendra accorder ou non des grâces aux pays moyennant des « réformes. » Malgré les faux-semblants et les cris de victoire de la gauche, il n'y aura pas davantage d'assouplissements que sous José Manuel Barroso. La nomination du Luxembourgeois est une occasion manquée pour la gauche européenne.

  1. L'homme du passé…

Le premier ministre luxembourgeois n'incarne pas le renouveau auquel les Européens aspirent. C'est un vieux routard de la politique européenne. On peut certes opposer l'argument de l'expérience, mais que vaut une expérience acquise dans un cadre institutionnel qui semble si discrédité que 60 % des électeurs jugent inutiles de se déplacer ? N'aurait-on pas dû proposer un homme « neuf » et ambitieux, capable de provoquer une adhésion des peuples ?

Jean-Claude Juncker est tout le contraire de cet homme idéal. Ennuyeux, technique, terne, il incarne à merveille les préjugés que l'on peut avoir à l'encontre de « Bruxelles. » Le problème de Jean-Claude Juncker, c'est qu'il donne raison aux adversaires de l'UE. Son expérience même alors se retourne contre lui : c'est la garantie la plus sûre qu'il sera incapable de sortir des pratiques anciennes de cette UE désincarnée, lointaine et incompréhensible dont les Européens eux-mêmes ne semblent plus vouloir. Là encore, le sentiment est celui d'une occasion manquée.

Sa nationalité luxembourgeoise n'est pas également sans poser de problème. Pierre Moscovici y voit le choix d'une « passerelle entre la France et l'Allemagne. » Mais dans une Europe à 28, ne faut-il pas sortir de cette logique tout droit issue des années 1960 ? Les pays du Benelux, sont surreprésentés à la direction des institutions européennes. Herman van Rompuy, Belge, a la présidence du Conseil. Jeroen Dijsselbloem, Néerlandais, celle de l'Eurogroupe. A présent, Jean-Claude Juncker prendrait la Commission. Ce serait le deuxième Luxembourgeois en vingt ans après Jacques Santer... son prédécesseur au poste de premier ministre luxembourgeois. L'Europe doit-elle être la caisse de retraite des chefs du gouvernement du Grand-Duché ? En 2011, Angela Merkel avait imposé un Luxembourgeois au directoire de la BCE. Pas mal pour un Etat de 550.000 âmes. l'Estonie, deux fois plus peuplé n'est pas aussi bien loti et, de façon générale, on est frappé de voir le peu de place que l'on laisse aux membres qui ont adhéré en 2004 et même en 1995 dans ces instances. La nomination du Luxembourgeois appartient à une logique du passé, celle de l'équilibre franco-allemand et de l'Europe « des Six. » Quand on observe le peu d'intérêt pour les élections européennes en Europe centrale (la participation a atteint 13 % en Slovaquie), il serait peut-être temps d'adopter de nouvelles logiques.

  1. … et l'homme du passif

Jean-Claude Juncker a été président de l'Eurogroupe jusqu'en 2012. Il a une part de responsabilité dans la politique économique désastreuse qui a été menée depuis 2010 dans la zone euro. Il est l'homme de l'austérité. Celui qui a imposé ces politiques que l'on sait désormais absurdes aux peuples européens au nom d'une orthodoxie financière dont on n'a pas encore fini de payer les conséquences. Les Socialistes européens le jugent « modéré » parce qu'il a défendu alors une certaine mutualisation et une certaine solidarité, notamment avec les eurobonds. C'est oublier qu'il a fait toute sa campagne européenne sur le thème du refus de cette mutualisation. En Allemagne, devant la CDU, il a proclamé : « avec moi, il n'y aura pas d'Eurobonds» Bref, Jean-Claude Juncker est l'homme du statu quo que recherche Angela Merkel. C'est pourquoi c'est son candidat.

Il faut aussi rappeler que Jean-Claude Juncker a subi en 2013 une sévère défaite au Luxembourg. Après un scandale d'écoutes illégales menées par les services secrets luxembourgeois qu'il aurait couvertes, il a dû démissionner et convoquer de nouvelles élections. Et la lassitude à son encontre a été telle au Grand-Duché que les trois partis d'oppositions se sont alliés malgré leurs divergences pour en finir avec « l'ère Juncker. » On imposera donc à l'Europe un homme dont les Luxembourgeois eux-mêmes ne veulent plus…

Enfin, il ne faut pas oublier que Jean-Claude Juncker, ce pro-européen modéré, a défendu pendant des années le statut de paradis fiscal de son Etat, refusant de se soumettre aux demandes de la Commission en matière d'échanges d'information. C'est bel et bien après son départ que le Grand-Duché s'est montré plus coopératif. On veut donc nommer président de la Commission quelqu'un qui a refusé de se soumettre aux règles de cette dernière, ce qui pose un problème de légitimité. D'autant que la lutte contre l'évasion fiscale sera un élément important de la politique européenne de ces cinq prochaines années, car il en va d'une consolidation budgétaire moins douloureuse pour les économies et pour les peuples. On voit mal comment celui qui a « couvert » pendant des années cette évasion fiscale pourra mener aujourd'hui cette lutte. De ce point de vue, le soutien des Socialistes à Jean-Claude Juncker est plus que problématique puisque ce combat contre les paradis fiscaux était au centre de leur campagne.