La BCE plus que jamais sous la menace de Karlsruhe

Par Romaric Godin  |   |  1493  mots
Les juges constitutionnels allemands risquent de limiter la marge de manoeuvre de la BCE
La procédure concernant la plainte sur l'OMT se poursuit devant la cour de Luxembourg, mais Mario Draghi peut également craindre une censure de Karlsruhe sur un éventuel QE. une situation qui condamne la BCE à l'immobilisme.

Le 14 octobre prochain, Mario Draghi prendra le chemin de Luxembourg. Devant la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE), il devra venir expliquer en quoi le programme de rachat illimité de titres souverains, le fameux OMT (Outright Monetary Transactions) qu'il a lancé voici deux ans, n'est pas contraire aux traités européens. Cette audience marquera le début d'un des plus importants débats de la CJUE depuis longtemps.

L'OMT, clé de voûte du retour au calme en zone euro

Saisie par la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe, la Cour de Luxembourg doit en effet trancher sur la légalité d'un programme dont l'annonce a été un moment décisif de la résolution de la crise de la dette souveraine en Europe. Avec l'OMT, les marchés ont considéré que le risque sur les dettes périphériques européennes était désormais faible. La BCE s'est en quelque sorte présentée avec ce programme comme un « prêteur en dernier ressort », un garant de la signature des Etats de la zone euro. Elle devenait ce fameux « ciment » de la zone euro dont on avait découvert lors de la crise grecque du printemps 2010 qu'il n'existait pas, ce qui avait conduit à la vague de contagion sur l'Irlande, le Portugal, puis l'Espagne et l'Italie. Sans OMT, pas de retour possible sur les marchés de l'Irlande, du Portugal ou de la Grèce. Quoique jamais utilisé, très conditionnel et assez flou dans sa mise en œuvre, l'OMT est devenu la clé de voûte de la stabilité financière de la zone euro.

Pourquoi Karlsruhe a transmis le cas à Luxembourg

Seulement, en Allemagne, l'OMT a provoqué des remous. Pour beaucoup, ce programme n'est rien d'autres qu'une façon détournée pour la BCE de financer les Etats membres, ce qui est contraire aux Traités européens. C'est d'abord une « socialisation » des dettes européennes via la BCE qui fait donc porter le risque lié à ces dettes à ses « actionnaires », autrement dit aux banques centrales nationales et, de là, aux contribuables de tous les Etats membres. C'est aussi un encouragement pour les Etats qui connaissent des déficits à continuer à creuser leurs déficits en leur assurant des taux de refinancement artificiellement bas.

Ces deux arguments ont été retenus comme valides par la Cour de Karlsruhe. Les juges allemands ont donc estimé que l'OMT était illégal. Mais leur juridiction n'est qu'allemande. Leur seul pouvoir serait d'estimer, conformément à leur décision de 2009 concernant le traité de Lisbonne, qu'il y a un transfert illégal de souveraineté dans l'OMT et donc d'interdire à la Bundesbank, la banque centrale allemande, de participer à ce programme. Mais ce programme n'a pas encore été activé. Karlsruhe a donc transmis le cas à la CJUE en l'accompagnant d'un avis très sévère sur la question.

La CJUE pas prête à lâcher la BCE

La balle est donc dans le camp de la CJUE. Et sa position est fort délicate. On sait que la CJUE a toujours tendance à donner raison aux institutions européennes contre les juridictions nationales. Les juges de Luxembourg sont aussi conscients qu'une censure de l'OMT aurait des conséquences néfastes immenses : elle affaiblirait la BCE et elle fragiliserait la confiance dans la zone euro. La « garantie » de l'OMT disparaissant, qu'adviendrait-il des taux grecs, italiens ou portugais qui ont déjà beaucoup et exagérément baissé ? On reviendrait donc à l'été 2012 et au risque d'éclatement de la zone euro, ce qui est un risque que la CJUE - comme toutes les institutions européennes - n'est certainement pas prête à prendre.

Karlsruhe ne désarme pas

La CJUE va donc rejeter d'un revers de main les plaintes allemandes et l'affaire sera classée? Ce n'est pas si simple. Si la CJUE estime que l'OMT est conforme aux traités, la Cour de Karlsruhe peut, elle, en rester à sa première analyse : le programme de la BCE est une atteinte à la souveraineté budgétaire de l'Allemagne, c'est un transfert de compétence non voulu explicitement par le Bundestag, seul souverain en RFA, et c'est enfin un risque non maîtrisé que la BCE fait porter sur le budget allemand. « La CJUE ne dicte pas un droit que la cour constitutionnelle fédérale doit accepter », expliquait mercredi à Francfort l'ancien juge à Karlsruhe Udo di Fabio qui avait participé à la décision de 2009 sur le traité de Lisbonne. La Cour allemande ne doit se référer qu'à la Loi Fondamentale, la Constitution allemande, et à sa propre jurisprudence. Dès lors, si l'OMT est activé, Karlsruhe peut l'interdire sur sa juridiction et contraindre la Bundesbank à ne pas y participer. Udo di Fabio affirme alors qu'en « dernière conséquence », l'Allemagne pourrait sortir de l'union monétaire. « C'est une réflexion théorique, mais que l'on doit conserver à l'esprit », conclut l'ancien juge.

La CJUE piégée

La CJUE est donc piégée. Elle doit trouver un « compromis », comme l'a suggéré Udo di Fabio. Mais il ne sera guère facile de trouver une « voir moyenne » entre la censure allemande et la volonté de rassurer les marchés. Surtout que Karlsruhe, comme on l'a vu conserve sa liberté d'action. Pourtant l'action de la CJUE sera déterminante. Car l'OMT n'est pas le seul enjeu de cette décision de la CJUE.

Le tournant de Mario Draghi...

Depuis son discours de Jackson Hole le 23 août dernier, Mario Draghi a en effet engagé un bras de fer (pour ne pas dire plus) avec l'Allemagne. Désormais, le président de la BCE reconnaît que la politique monétaire s'approche de ses limites. Sans action des gouvernements, notamment en utilisant les marges de manœuvre budgétaires, l'action de la BCE risque de se retrouver inefficace, condamnée à emplir la « trappe à liquidités », autrement dit à injecter un argent dont personne ne veut. Le premier résultat de l'opération de refinancement à long terme ciblé (TLTRO) de la BCE la semaine passée a prouvé cet état de fait. Les banques ont boudé cet offre de fonds prêtés par la BCE pour 4 ans et à bon marché. C'est parce que, tout simplement, les banques n'ont pas l'utilité de tels fonds : les taux interbancaires sont déjà très bas, mais la demande de crédit est inexistante parce que, faute de débouchés visibles, les entreprises ne souhaitent pas investir...

...et la "menace" du QE

Pour faire céder Berlin, Mario Draghi brandit la menace d'un assouplissement quantitatif (QE) qui envisagerait le rachat sur el marché de la dette publique de la zone euro en quantité considérables. La plupart des experts évoquent 1.000 milliards d'euros. Du point de vue allemand, ce serait une « socialisation » pure et simple de la dette européenne. Politiquement, le gouvernement fédéral devrait, dans ce cas, faire face aux critiques d'AfD et aura bien du mal à justifier l'action de la BCE devant l'opinion conservatrice, alors qu'Angela Merkel a fondé son discours sur la protection du contribuable allemand. Mario Draghi fait le pari que la chancelière n'osera pas aller jusque là.

Le QE censuré à Karlsruhe ?

Mais le pari est risqué et il n'est pas sûr que Mario Draghi puisse aller jusqu'au bout de sa logique. Car ce QE de la BCE pourrait être, si l'on se reporte à la décision sur l'OMT de la Cour de Karlsruhe, bloqué sur le territoire allemand. Le rachat massif de dette publique par la BCE serait pour elle en effet une forme une forme d'OMT inconditionnel, puisque la BCE rachèterait de la dette sans demander un programme d'ajustement comme dans le cas de l'OMT et sans nécessité impérieuse de marché. Or, en cas de censure du QE en Allemagne, la zone euro entrerait dans une période de turbulence. Berlin peut donc estimer que Mario Draghi bluffe et qu'il ne pourra, au mieux, que réaliser son QE sur de la dette privée ou sur la dette publique dans des conditions très limitées (comme dans le cas du programme SMP de 2010-2012). On comprend mieux alors que l'Allemagne ne se montre que très peu impressionnée par la menace du QE et ne fléchit guère sur la question de la relance et de la « flexibilité. »

La BCE condamnée à l'impuissance ?

Cet élément juridique donne une autre vision au « tournant » de Mario Draghi. On voit que la BCE est virtuellement condamnée à l'impuissance par la Cour de Karlsruhe. Or, si l'on n'agit pas, la zone euro est menacée de sombrer dans la déflation. A terme, l'existence de l'euro et donc de la BCE est en jeu. Mais cette existence même est menacée également par une action déterminée de la BCE. L'Europe semble donc condamnée, comme depuis quatre ans, à espérer un miracle venu d'ailleurs pour sortir de la nasse.