La date de fermeture des réacteurs nucléaires : qui doit-décider ?

Par François Lévêque  |   |  1757  mots
Le nucléaire n'émet pas de CO2 mais il produit des déchets radioactifs de très longue durée. Le pouvoir politique est donc parfois placé devant un arbitrage entre deux maux pour le très long terme : laisser aux générations futures une atmosphère un peu moins chargée en carbone ou un peu plus de déchets enfouis dans la croûte terrestre. | REUTERS
La décision de la sortie du nucléaire semble incomber aux élus. Pourtant, ce n'est pas si simple... Par François Lévêque, professeur d'économie à Mines Paris Tech

Le débat nucléaire s'est déplacé aujourd'hui sur la question du calendrier de fermeture des centrales existantes. Dans son expression la plus simple, la controverse se résume à l'âge de mise au rebut des réacteurs existants : 40, 50 ou 60 ans ? Il est sûr qu'il faudra bien les fermer un jour ou l'autre, mais qui doit le décider ? Il semble aller de soi que cette décision relève du Parlement et du Gouvernement. Pas si évident si on y réfléchit. 

Dans un monde simple, la décision de mise à la retraite d'un réacteur ne dépend que de deux parties : l'exploitant et le régulateur de sûreté, soit en France d'un côté EDF et de l'autre l'ASN. En fonction de l'état du réacteur âgé et du niveau de sûreté requis, le régulateur peut prendre trois décisions : ordonner la fermeture du réacteur, autoriser la prolongation de l'exploitation du réacteur en l'état, par exemple de 10 ans, ou encore conditionner la prolongation à une série d'exigences visant à maintenir ou à améliorer la sûreté.

 

Pourquoi la puissance publique devrait intervenir ? 

Dans le premier cas de figure, l'exploitant n'a rien à dire; il doit s'exécuter. Dans le second cas de figure, il va agir comme avant, à savoir produire si son coût de combustible et de maintenance est inférieur au prix régulé ou de marché de l'électricité. Dans le troisième cas de figure, il doit calculer si les investissements et travaux nécessaires pour répondre aux exigences du régulateur sont rentables. S'il estime que non, le réacteur est mis au rebut. Ce schéma est évidemment dans les faits plus compliqué. Par exemple, l'exploitant devra tenir compte des autres actifs qu'il détient en portefeuille, des autres investissements qu'il doit réaliser, des contraintes de main-d'oeuvre pour l'ingénierie et l'exécution des travaux, etc. D'autre part, les employés, les partenaires industriels, les résidents proches de la centrale sont également parties prenantes de la décision.

Pour quelles raisons de fond la puissance publique devrait-elle intervenir dans ce dispositif ? Par exemple, pour fermer telle centrale ici, fixer une limite d'âge pour toutes, ou encore définir un calendrier de fermeture pour l'ensemble du parc ? 

 

Une autorité de sûreté forte 

Pour des raisons de protection de l'environnement et de protection civile ? Ces raisons ne peuvent pas être retenues dès lors que l'autorité de sûreté est indépendante des opérateurs et des intérêts industriels, transparente vis-à-vis des communautés locales et  de la collectivité nationale, et dotée d'un pouvoir de sanction pour faire respecter ses exigences. C'est en effet le rôle de l'autorité de sûreté de s'assurer que les centrales nucléaires sont suffisamment sûres. Si le pouvoir exécutif s'en mêle, cela veut dire que l'autorité est défaillante et il faut la réformer de toute urgence ; dans le cas contraire, l'intervention du gouvernement ne fera que saper la crédibilité de l'autorité de sûreté au yeux des citoyens.

La France dispose aujourd'hui d'une autorité de sûreté de premier ordre dont la qualité est reconnue au plan international. Une décision politique de fermer des centrales au nom de risques encourus par l'environnement et la population ne peut que créer du désordre. Bien entendu, le pouvoir politique peut juger que l'objectif de sûreté des centrales nucléaires doit être revu à la hausse, pour tenir compte par exemple de la volonté des citoyens de réduire encore d'un cran le risque d'accident. Mais le Parlement doit alors imposer ce nouvel objectif au régulateur qui en tiendra compte dans ses exigences vis-à-vis des exploitants. Dans ces circonstances, ce n'est pas au pouvoir exécutif de court-circuiter l'autorité de sûreté en fermant les réacteurs dont il considèrerait la sûreté en deçà du nouvel objectif.  

 

Un arbitrage entre deux maux de long terme

Au nom des générations futures ? Le nucléaire n'émet pas de CO2 mais il produit des déchets radioactifs de très longue durée. Le pouvoir politique est donc parfois placé  devant un arbitrage entre deux maux pour le très long terme : laisser aux générations futures une atmosphère un peu moins chargée en carbone ou un peu plus de déchets enfouis dans la croûte terrestre. Cet arbitrage est au coeur du choix des pouvoirs publics allemands qui sont intervenus à de multiples reprises sur le calendrier de fermeture des centrales nucléaires, y compris en décidant de l'accélérer après la catastrophe de Fukushima-Daiichi. La justification des générations futures est sans aucun doute pertinente dans le cas du choix politique en faveur ou en défaveur du nucléaire, mais non en ce qui concerne le choix d'un calendrier.

Dans le cas allemand, le calendrier de fermeture est dicté avant tout par la décision plus globale de sortir du nucléaire. Fixer un calendrier dans la loi rend cet engagement plus crédible et moins réversible. Par ailleurs, le cas allemand montre aussi que l'accélération du calendrier se solde par une augmentation des émissions de CO2 car l'énergie nucléaire non produite n'est pas remplacée en totalité par de l'énergie solaire et éolienne ou des négawatts. De ce point de vue un calendrier plus progressif comme celui qui était prévu avant Fukushima-Daiichi aurait été plus avantageux puisque le temps aurait permis une plus forte substitution du nucléaire par des énergies non carbonées et une moindre substitution par du lignite. A moins bien sûr d'une préférence sociale extrêmement marquée pour éviter des quantités supplémentaires de déchets nucléaires très faibles relativement à des quantités additionnelles de CO2 très élevées.

 

L'Etat légitime pour définir le bouquet énergétique 

Au titre de la politique énergétique ? D'un point de vue économique, l'intervention publique en matière de bouquet énergétique et de sécurité d'approvisionnement est tout à fait justifiée. Le marché livré à lui-même est en

effet défaillant pour produire une variété technologique suffisante et tenir compte des impératifs d'indépendance économiques. Le marché peut se polariser sur une seule technologie, celle qui à un moment donné apparaît le mieux placée. Les investissements entraînant des gains d'économie d'échelle et d'apprentissage, cette technologie devient progressivement dominante.

Quand de nouvelles technologies apparaîtront elles seront handicapées par leur coût relatif. Bien que supérieures à terme elles pourraient ne pas être adoptées par le marché et donc ne jamais contester la suprématie de la technologie installée. Le marché est également défaillant à assurer la sécurité d'approvisionnement. En effet, comme pour tout bien public, l'opérateur privé qui l'assure ne sera pas suffisamment rémunéré pour le service qu'il rend et il tendra à sous-investir dans sa fourniture L'intervention publique est nécessaire pour fixer l'objectif de sécurité à atteindre et subventionner le service rendu. 

 

Le gouvernement ne peut contrôler l'agenda 

Le Parlement et le Gouvernement sont donc tout à fait légitimes de fixer un objectif de long terme en matière de bouquet énergétique, par exemple dans le cas français une réduction de la part de la production nucléaire dans la production totale d'électricité. Cependant fixer un cap est une chose et décider de l'atteindre selon un certain rythme en est une autre. Il ne faut pas confondre deux questions. 

Première question : par quoi remplacer les centrales nucléaires existantes quand elles arriveront en fin de vie ? Cette question appelle une réponse de type X% de production à partir de la technologie 1,  Y% à partir de la technologie 2 et Z% à partir de la technologie 3. La technologie nucléaire peut-être exclue, la France ne construisant plus de nouveaux réacteurs, ou maintenue, la France remplaçant en partie de l'ancien nucléaire par du nouveau nucléaire.

Seconde question, le bouquet énergétique étant choisi : quand réaliser le remplacement de l'existant ? Nous avons vu que la fin de vie d'une centrale nucléaire est dictée de façon naturelle par les décisions de l'autorité et de l'exploitant. Pourquoi la puissance publique devrait accélérer ou ralentir le mouvement ? En particulier, pourquoi le nouveau bouquet énergétique devrait être atteint plus tôt ? Pourquoi 50% de nucléaire en 2025 plutôt que plus tard ?

La seule réponse possible concerne l'apparition de nouveaux éléments. Par exemple : la mise en évidence d'un risque systémique susceptible d'entraîner l'arrêt d'une grande partie du parc, et dégradant la sécurité énergétique; des problèmes, comme une limite physique de capacité, rencontrés dans le traitement et stockage des déchets; un bouleversement technologique modifiant la compétition technologique, à l'instar de la mise au point d'un stockage bon marché de l'électricité; ou encore une nouvelle donne dans les marchés des matières premières énergétiques, la raréfaction de l'uranium en particulier. Nous ne voyons aucun nouveaux éléments de ce type justifiant une intervention publique sur le rythme de fermeture du parc existant.

 

Un problème qui mérite réflexion 

Bien entendu, le laissez-faire en matière de fermeture des réacteurs auquel le raisonnement précédent aboutit ne signifie pas que l'Etat doive s'effacer. Du fait des conséquences de la fermeture des réacteurs sur l'emploi, la balance commerciale, l'investissement industriel, la puissance publique doit se préoccuper du problème, être consultée par les parties, faire part de ses préférences en matière de cadence de fermeture, etc.

Une loi de transition énergétique va être prochainement soumise à l'Assemblée nationale. Elle pourrait inclure un calendrier de fermeture, un seuil de part de marché du nucléaire à telle échéance, ou un article précisant que le pouvoir exécutif peut décider de fermer des réacteurs pour des raisons de politique énergétique. Les députés et sénateurs doivent réfléchir aux arguments de fonds qui justifieraient cette nouveauté. L'analyse rapide ci-dessus montre qu'ils ne sont pas évidents à trouver.     

 Francois Levêque est professeur d'économie à Mines Paris Tech, auteur du Nucléaire On/Off aux Éditions Dunod