L’économie française est-elle victime du succès de ses grandes entreprises ?

Par Jean-Charles Simon  |   |  1631  mots
Arnaud Montebourg se préoccupe des grandes entreprises françaises. Mais en ont-elles vraiment besoin ? | REUTERS, Charles Platiau
Les grandes entreprises nationales, largement encouragées par l'Etat, seraient à l'origine de la fragilité du tissu de PME françaises. Intérêt politique ou pas, notre contributeur l'économiste Jean-Charles Simon, ne voit qu'une solution : la non-ingérence...

 Les grandes entreprises françaises sont formidables. A tout le moins, leur succès est impressionnant, et la comparaison internationale est flatteuse. Au Fortune Global 500, la France est davantage représentée que l'Allemagne ou le Royaume-Uni. Et en cette fin septembre 2013, on recense 38 capitalisations supérieures à 10 milliards d'euros en France contre seulement 26 en Allemagne. Alors que l'économie française ne pèsera cette année qu'environ 75% de son homologue allemande en termes de PIB…

 

De prime abord, on pourrait espérer que cette force des grands groupes français soit un atout pour l'ensemble du tissu économique du pays. Pourtant, l'essor de ces champions a coïncidé avec un affaiblissement régulier de la situation d'ensemble des entreprises françaises, qu'il s'agisse de profitabilité, d'investissements, d'emploi ou d'exportations.

 

Des champions nationaux largement encouragés par l'Etat

Non que nos grands groupes bénéficient, comme cela est parfois dénoncé, de règles préférentielles ou d'avantages quelconques. Leur supposé taux d'impôt effectif inférieur à celui des PME, mis en avant par certaines études, repose sur des méthodologies qui prédéterminent un tel résultat. Dans les faits, toutes les règles sont au mieux neutres, et le plus souvent défavorables aux grandes entreprises, généralement concernées par la floraison de seuils au-delà desquels se déclenchent ou augmentent réglementations ou prélèvements divers et variés. Dernier exemple en date : la nouvelle taxe sur l'excédent brut d'exploitation, qui doit frapper les entreprises au-delà de 50 millions d'euros de chiffre d'affaires.

 S'il n'y a pas de traitement de faveur en droit, la situation de nos grands groupes n'en est pas moins beaucoup plus enviable que celle de la plupart des autres entreprises implantées en France. D'abord car ces mastodontes sont justement, en moyenne, beaucoup moins dépendants de la France que les autres sociétés. Tout a ainsi été entrepris pour favoriser leur croissance et leur développement à l'étranger. Ces fameux « champions nationaux », c'est d'ailleurs souvent l'Etat qui les a faits ou encouragés. Il suffit pour s'en convaincre de (re)voir le film grandiloquent diffusé il y a quelques jours à l'occasion de la présentation à l'Elysée  des chantiers de « la nouvelle France industrielle » : l'Etat, partout, qui, de Colbert à Hollande (sans rire) est là pour susciter ou parrainer la croissance de ses fleurons. Un symbole de cet activisme en est donné avec la Compagnie de Saint-Gobain, née sous Colbert, et dont l'épisode moderne décisif de la croissance fut la fusion avec Pont-à-Mousson à l'époque de Georges Pompidou - l'une des trois figures, avec le général de Gaulle et le président actuel, présentes par l'image et la voix dans le film précité…

 

 Un intérêt incontestable pour les élites politiques

Interventions récurrentes, fusions en rafale, notamment pour faire place nette dans ce qui pouvait tenir lieu de concurrence en France, largesses aménagées pour passer les crises ou financer la croissance internationale (les férus de fiscalité se souviendront de l'épisode des titres subordonnés à durée indéterminée de la fin des années 80, utilisés massivement par les grands groupes avec un cadeau fiscal somptueux à la clé…) : l'Etat aura tout fait pour créer et favoriser l'essor de ces multinationales.

 D'abord par conviction, cette foi tellement française qui ne conçoit pas la réussite économique du pays sans intervention majeure de l'Etat. Probablement aussi par intérêt bien compris des élites politiques et administratives, qui trouvent en la matière un plaisir plus intense à ces meccanos industriels qu'à des tâches plus ingrates, et y voient une capacité de conserver une influence directe sur la marche des affaires. Tout en se ménageant, le cas échéant, des débouchés personnels intéressants - les états-majors des grands groupes étant bien fournis en anciens hauts fonctionnaires.

 

Les dirigeants des entreprises ne sont pas à blâmer

L'ironie de la situation est que c'est également l'Etat qui, aujourd'hui, se lamente et se débat contre les conséquences réelles ou ressenties de ce qu'il a créé : faiblesse des investissements en France et parfois plans sociaux ou délocalisations dont le traumatisme collectif est à l'échelle de ces groupes, impôts français optimisés grâce à une présence globale, pratiques de rémunération des dirigeants alignées sur les références étrangères, actionnariat de moins en moins national, faiblesse endémique du tissu des ETI…

 Tout ceci était pourtant largement prévisible. Et les dirigeants des grands groupes français ne sont en rien à blâmer : ils remplissent au mieux leur feuille de route. Celle de leur groupe, et donc de leurs actionnaires. Ils sont même plutôt à saluer tant leur réussite est éclatante, avec au total très peu d'accidents de parcours majeurs à signaler au cours des deux dernières décennies.

 

Profits délocalisés, actionnariat internationalisé

Une fois ces groupes solidement édifiés sur la rationalisation du paysage concurrentiel français, jusqu'à la création de quasi-monopoles dans certains cas (mais bénéficiant toujours d'un tissu de fournisseurs locaux d'autant plus malléables qu'ils sont devenus beaucoup plus petits que leurs clients), ils ont pu partir à la conquête du monde dans les années 80-90. Dès lors, pour beaucoup d'entre eux, il n'a même pas été nécessaire de procéder à des délocalisations massives et voyantes. Il leur aura suffi de déployer leurs moyens ailleurs, là où la croissance paraissait plus prometteuse ou la production plus efficiente.

Au fur et à mesure qu'ils tissaient leur toile à l'international, ces groupes ont été en mesure de profiter au mieux des dispositions fiscales en vigueur pour localiser leurs profits sous des cieux plus cléments. Dans le même temps, leur centre de gravité se déplaçait d'autant plus hors de France que leur actionnariat s'internationalisait, sous l'effet de leur reconnaissance accrue à l'étranger, mais aussi par tarissement des ressources de capital domestique en l'absence de fonds de pension ou d'autres acteurs français susceptibles d'investir suffisamment dans leurs titres. A noter que ce paysage des grands groupes français apparaît d'ailleurs aujourd'hui assez figé. Dans le CAC 40, une seule valeur, Gemalto - encore est-elle domiciliée aux Pays-Bas… - n'était pas déjà un grand groupe il y a 20 ans, sous une forme parfois légèrement différente. Et il n'y a qu'à voir l'émoi et les tensions qui ont entouré la croissance d'Iliad (Free), une autre exception, pour mesurer la stabilité du paysage des grands groupes français.

 

Une fracture économique majeure

Bien entendu, la faiblesse des PME et ETI françaises ne saurait être expliquée par cette seule situation, ni par l'absorption des plus dynamiques en tant que composantes des grands groupes actuels. Et naturellement, ces multinationales ont une contribution importante à la création de richesses en France.

Mais il y a bien une fracture économique majeure, aux multiples conséquences, entre deux mondes d'entreprises que tout ou presque sépare. D'un côté des groupes qui sont aujourd'hui totalement globaux, avec des centres névralgiques français concentrés en Ile-de-France ou dans quelques grandes métropoles, la tête surtout tournée vers l'international ; qui sont de loin les plus attractifs pour les élites formées en France ; qui ont accès à tous les décideurs et aux marchés ; qui sont en position de force, quand elle n'est pas dominante, auprès de leurs clients et fournisseurs. De l'autre, un tissu de PME et TPE fragiles, caractérisées par un taux de marge au plus bas aussi bien au regard du passé que de nos voisins ; qui subissent de plein fouet et sans parade possible le poids de prélèvements considérables se concentrant en France sur les facteurs de production, et notamment le coût du travail ; qui peinent davantage à recruter les salariés les mieux formés, ne pouvant notamment offrir les rémunérations de groupes aux standards mondiaux ; qui sont moins concentrées géographiquement que les sièges des multinationales, et du coup davantage confrontées à des territoires paupérisés ; qui sont très dépendantes de leurs grands donneurs d'ordre ou peu à même d'affronter des grands groupes s'ils en sont encore des concurrents ; qui sont, dans bien des cas et selon les secteurs d'activité, souvent trop faibles pour exporter ; qui n'ont comme financeur potentiel que le crédit que peut encore leur accorder un système bancaire national d'autant plus frileux depuis la crise.

 L'État doit cesser d'intervenir dans la vie des entreprises

Encore une fois, il n'y a personne à accuser dans les groupes concernés : ils ont leur trajectoire à suivre, et des concurrents étrangers souvent féroces à affronter. Il ne saurait être question de les affaiblir - même si certaines situations mériteraient une analyse poussée des positions concurrentielles. Mais la fracture économique est bien là, et probablement plus ici qu'ailleurs. Pour qu'elle ne s'aggrave pas, l'Etat devrait renoncer à sa tentation d'intervention dans la vie de telle entreprise ou tel secteur d'activité, toujours source de distorsions. Et s'employer à créer l'environnement le plus propice à l'activité économique, afin de redonner des marges de croissance à toutes les entreprises de France.

 Dans la diversité de ses écrits, Schumpeter a pu présenter les très grandes entreprises à la fois comme des modèles d'organisation et des vecteurs de grandes innovations, mais aussi comme les annonciatrices de la fin de l'entrepreneuriat et du capitalisme… Souhaitons que le succès des grandes entreprises françaises ne présage pas le déclin inexorable des plus petites.